Faiseurs des mondes préhistoriques
Le castor d’Europe (Castor fiber) est l’une des deux espèces de castor qui existent actuellement sur Terre, la seconde étant celle du Canada (Castor canadensis). Depuis plusieurs millions d’années, ils ont façonné en profondeur les hydrosystèmes d’Europe, en particulier le modelé des vallées alluviales ainsi que leurs paysages. Ce processus suppose une coévolution avec de nombreuses autres espèces, végétales ou animales, liées aux milieux aquatiques. On parle « d’ingénieurs des rivières », car les castors transforment leur environnement en coupant des arbres et des arbustes, en construisant des successions de barrages, en creusant des terriers ou des canaux. Les effets sur les systèmes des cours d’eau sont massifs, avec des impacts géomorphologiques, hydrologiques, biochimiques, écologiques bien documentés.
Les premiers humains modernes (Homo sapiens) ont bénéficié du travail des castors. On trouve des traces des premières sédentarisations et d’activités agricoles sur des territoires de castors. Il faut dire que le défrichement ponctuel par leurs dents est très efficace, et que l’accumulation de sédiments en amont des barrages de castors est particulièrement favorable aux cultures. Ainsi, ceux-ci seraient un des principaux facteurs de forçage [1] des hydrosystèmes préhistoriques, avant que les humains ne les remplacent comme faiseurs de mondes.
Castors versus humains : une histoire tragique et un sauvetage in extremis
L’histoire commune des castors et des humains comporte une part de tragique : depuis au moins 2000 ans, les castors sont traqués pour leur fourrure, leur viande et leur castoréum (une substance huileuse sécrétée par deux glandes anales qui leur sert à imperméabiliser leur pelage et à marquer leur territoire). Devenus rares, ils entrent à partir du XVIIIe siècle dans la funeste catégorie des « nuisibles », qui légitime leur éradication. Disparu de très nombreux territoires au fil des siècles, le castor d’Europe est conduit au bord de l’extinction à la fin du XIXe siècle. Les paysages rivulaires ont perdu un acteur majeur de leur fonctionnement écologique. À ce moment de l’histoire, il ne reste qu’environ un millier de castors dans toute l’Europe, fragmentés en sept ou huit populations bien distinctes (Véron 1992).
C’est alors que certains humains, notamment les naturalistes, savants professionnels et amateurs, décident de le protéger. C’est le cas dans plusieurs pays européens et notamment en 1909 dans les départements du Vaucluse, du Gard et des Bouches-du-Rhône, puis de la Drôme en 1922. Les préfets prennent, avec l’accord des conseils généraux, des arrêtés interdisant la destruction des castors. Autour de 1900, certains regards ont basculé, permettant cette protection. D’abord le concept « d’équilibre naturel » conduit les naturalistes à considérer que la « nature » est capable de fonctionner en « harmonie » et de se régénérer quand les perturbations humaines cessent ou diminuent. C’est une révolution : les humains ne sont plus la finalité du monde, ni supérieurs aux autres êtres vivants. Cette nouvelle conception n’est alors partagée que par quelques scientifiques, et guère répandue dans les populations. Une conception patrimoniale et éthique des relations entre les humains et le reste de la nature, qui comprend les espèces animales et végétales, les milieux et les paysages, commence ensuite à s’affirmer. Certains considèrent qu’il faut sauver de la disparition les espèces menacées au même titre que le patrimoine historique (loi sur les monuments historiques, 1913) ou les paysages (loi sur les monuments naturels, 1906). Ces deux approches se combinent pour sauver la dernière population de castors en France, au nord de la Camargue. L’animal est protégé sur l’ensemble du territoire en 1968, puis au niveau européen (Convention de Berne, 1979).
L’arrêt des destructions lui permet de se consolider, puis de s’étendre sur le Rhône et ses affluents : les castors reviennent à Montélimar en 1930, puis atteignent Lyon en 1960. Des réintroductions dans tout le pays permettent à l’espèce de réinvestir d’autres bassins fluviaux (Rhin, Moselle, Loire, Tarn…). Cette dynamique a cours dans toute l’Europe, si bien que les populations de castors sont aujourd’hui estimées à environ 1,5 million d’individus, dont 25 000 dans l’Hexagone (Halley et al. 2020).
Surprises éthologiques et écologiques
L’arrêt des persécutions permet donc aux populations de se rétablir, en nombre et dans leur répartition spatiale. Cette dynamique n’est pas achevée en Europe de l’Ouest. La fin des destructions et le retour de castors plus nombreux provoquent des transformations qui surprennent les spécialistes. On pensait les castors d’Europe différents dans leurs comportements de ceux du Canada, parce qu’ils vivaient la nuit, habitaient de discrets terriers et surtout ne construisaient rien de visible. Certains avaient même émis l’hypothèse d’une forme de dégénérescence du castor d’Europe.
Or, une fois que les humains les laissent tranquilles, les castors d’Europe étendent leurs activités le soir et le matin, construisent des huttes et des terriers-huttes, bâtissent des barrages, creusent des canaux (figure 1). Une certaine tranquillité permet à cette espèce d’exprimer toute sa palette comportementale, et à des individus de révéler leur singularité (leur personnalité, dirions-nous s’il s’agissait d’humains). Certains sont très constructeurs, d’autres moins. Certains décident de passer d’une tête de bassin à une autre (à pied sec). D’autres franchissent les pentes fortes de torrents pour s’établir en amont. Les castors d’Europe n’arrêtent pas de surprendre les spécialistes, mais aussi les riverains de cours d’eau.
Le retour des castors vient télescoper l’activité des humains qui habitent au bord des rivières ; leur organisation sociale et économique, mais aussi et surtout leur vision de la nature. En transformant leur environnement, les animaux se confrontent aux volontés humaines d’aménagement. Ils coupent des arbres plantés (peupliers, fruitiers…) ou conservés. Ils inondent des chemins, des prairies ou des champs en fond de vallée. Ils colmatent des drains et des fossés. Tout ceci est de peu d’importance d’un point de vue global et quantitatif. Mais les désagréments peuvent être sévères pour les quelques humains concernés, d’autant qu’il n’existe pas d’indemnisation des dégâts réels subis. Surtout, ils apparaissent parfois comme insupportables au motif que les humains seraient là avant les castors, et que ce serait aux humains de décider de la façon dont l’environnement doit s’organiser. Le « sauvage » doit rester à la place restreinte qu’on lui assigne. Beaucoup font preuve d’une ignorance complète de la présence de castors en France (figure 2), et de ses capacités d’ingénieur. Ils ne peuvent donc s’en prémunir. Pour certains, il est même inconcevable que de gros arbres abattus (figure 3) ou des barrages soient le fait d’animaux : ils en viennent parfois à accuser leurs voisins ou les « écolos », ou à afficher des pancartes « interdit de couper les arbres ».
Ces difficultés, au-delà d’une réalité matérielle, témoignent de deux causes sous-jacentes à l’érosion massive de la biodiversité. La première est l’idéologie utilitariste, plus que jamais dominante, selon laquelle les humains auraient vocation à dominer le vivant et le monde, et seraient légitimes à tout transformer selon leur bon vouloir, à leur profit immédiat, sans prendre en considération les besoins des autres êtres vivants. La seconde est la prégnance d’une amnésie environnementale et générationnelle qui conduit à prendre comme référence sa propre expérience et à considérer que l’environnement (y compris les êtres vivants) doit rester fixe. Les réalités écologiques et éthologiques sont tout autres : les écosystèmes se transforment en permanence ; les aléas météorologiques surviennent à des pas de temps variables et parfois longs ; les espèces s’adaptent pour trouver une place dans un monde de plus en plus anthropisé. Pourtant, des humains refusent le retour de castors, qu’ils qualifient d’« étrangers » et d’« envahissants », y compris dans des cours d’eau dont l’hydronyme signifie « rivière aux castors » – le Beuvron ou la Breuvanne, par exemple.
Les castors, eux, font l’effort de s’adapter aux humains. Ils agissent et réagissent. Ils font leur place tant bien que mal en pleine ville, le long de cours d’eau canalisés et aux ripisylves appauvries, dans les interstices d’une humanité dévoreuse et fragmenteuse d’espace et de ressources.
Le retour des castors est une bonne nouvelle, pour la biodiversité comme pour les humains, car ils restaurent les fonctions écosystémiques et les réseaux écologiques par des techniques low tech et low cost issues de plusieurs millions d’années d’expérience (Brazier et al. 2021). Ils recréent et entretiennent une mosaïque d’écosystèmes et d’écotones le long des cours d’eau, de façon dynamique, permettant une abondance d’espèces et de biomasse (coefficients multiplicateurs de 3 à 10 selon les groupes d’espèces concernés). Ils recréent des zones humides et ralentissent l’eau, la stockent dans leurs retenues et rechargent les nappes d’accompagnement, ce qui atténue les effets des sécheresses (soutien à l’étiage), des inondations, grâce à l’écrêtage et au ralentissement des crues (Puttock et al. 2021), et des incendies. Ils renaturent les cours d’eau en leur donnant la possibilité de divaguer latéralement, de se reméandrer. Contrairement aux constructions humaines, leurs barrages ne sont pas un obstacle aux continuités écologiques : ils contribuent aux processus d’épuration de l’eau en filtrant les sédiments et en favorisant l’absorption des nutriments. La captation et le stockage du CO2 atmosphérique sont favorisés par ces actions (Wohl et al. 2012).
Une promesse d’avenir
Ainsi, les castors pourraient devenir une « solution fondée sur la nature [2] », durable, permettant de renforcer la résistance et la résilience des socio-écosystèmes. Leur intégration dans les trajectoires paysagères des cours d’eau ainsi que dans nos schémas d’aménagement permettrait de contribuer à résoudre de nombreux aspects des destructions écologiques en cours, particulièrement ceux relevant de l’érosion de la biodiversité et des dérèglements climatiques. Mais pour cela, les humains doivent accepter de leur laisser un peu de place le long des cours d’eau et de percevoir la spontanéité des autres êtres vivants autrement que comme une perte de contrôle de l’humanité sur son destin…
Pour qu’advienne cette promesse d’avenir, il est crucial d’impulser des « changements transformateurs [3] » dans les façons humaines d’habiter le monde. C’est la proposition de l’écologie de la réconciliation, qui vise à contribuer à résoudre la dimension culturelle de la crise écologique, en reconnectant les communautés humaines aux réalités écologiques fondées sur les fonctionnalités, les réseaux et les relations. Il s’agit de restaurer la bonne qualité de ces éléments, tout en cultivant notre conscience de l’existence d’autres êtres vivants et le sentiment de responsabilité quant aux enjeux écologiques. Les castors peuvent soutenir cette perspective et renforcer les attachements des communautés humaines à des patrimoines et des paysages de bonne qualité, dynamiques et riches d’une nature spontanée et diversifiée (Luglia 2024).
© Yoann Bressan, OFB.
Données : Réseau Castor, 1994-2023.
Cartographie : OFB, janvier 2024.
© Philippe Massit, OFB.
Bibliographie
- Brazier, R.E., Puttock, A., Graham, H.A., Auster, R.E., Davies, K.H. et Brown, C. 2021. « Beaver: Nature’s ecosystem engineers », WIREs Water, vol. 8, n° 1, DOI : https://doi.org/10.1002/wat2.1494.
- Halley, D.J., Saveljev, A.P. et Rosell, F. 2020. « Population and distribution of beavers Castor fiber and Castor canadensis in Eurasia », Mammal Review. DOI : https://doi.org/10.1111/mam.12216.
- Luglia, R. 2024. Vivre en castor. Histoires de cohabitations et de réconciliation, Versailles : Éditions Quæ, 160 p.
- Puttock, A., Graham, H.A., Ashe, J., Luscombe, D.J., Brazier, R.E. 2021. « Beaver dams attenuate flow: a multi-site study », Hydrological Processes. DOI : https://doi.org/10.1002/hyp.14017.
- Véron, G. 1992. « Histoire biogéographique du Castor d’Europe (Castor fiber) », Mammalia, vol. 56, n° 1, p. 87-108. URL : http://dx.doi.org/10.1515/mamm.1992.56.1.87.
- Wohl, E., Dwire, K., Sutfin, N., Polvi, L. et Bazan, R. 2012. « Mechanisms of carbon storage in mountainous headwater rivers », Nature Communications, vol. 3, art. n° 1263.