À partir du Second Empire, journalistes, écrivains et caricaturistes tournent régulièrement en dérision une nouvelle mode perçue comme très contagieuse : la « fièvre de la villégiature » (Lemer s.d., p. VII). Dès le retour des beaux jours, Paris se vide de ses habitants le dimanche, et l’été, il semble ne plus subsister âme qui vive dans la capitale. La « fuite hors de Paris » revêt des formes diverses, notamment les « parties de campagne » dans les bois des alentours ou le long de la Marne (Csergo 2004), ou, un peu moins connue, la villégiature dans les environs. En 1876, le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse définit ce néologisme, issu de l’italien villeggiatura, comme « le séjour que l’on fait à la campagne pour s’y récréer ». Cet engouement pour les maisons de campagne demeure bien visible aujourd’hui. Il suffit de se promener en banlieue pour découvrir chalets, villas à tourelle ou cottages enfouis sous la glycine (Bussière et Métais 2024). Que recherchent ces Parisiens qui s’installent pour quelques jours ou quelques semaines autour de la capitale ? Les traces de la vie ordinaire dans ces villégiatures sont rares, mais les récits et souvenirs d’écrivains livrent de précieux indices sur ce que représentait cette banlieue verte et sur les moments passés dans ce qui était, pour certains, la « villa du bonheur ».
La villégiature bourgeoise
Issue de la pratique aristocratique de la « double résidence », la villégiature se diffuse dans la grande bourgeoisie après la Révolution. La « maison de campagne », autrefois centre d’un domaine agricole, devient alors un pur lieu d’agrément. S’il y a, avant 1848, un intérêt politique à posséder des terres, la villégiature est surtout un marqueur social, un impératif pour tout bourgeois qui se respecte. Cette pratique s’inscrit aussi dans l’avènement d’un temps des loisirs (Corbin 1995) et se nourrit de la découverte de la « nature », qui devient une source de régénération grâce aux sensations visuelles, auditives et olfactives qu’elle éveille (Green 1990). En 1850, un poète déniche à Bellevue (Meudon) une maison parfaite pour abriter ses amours. C’est « un modeste réduit… ayant les champs, les bois, le ciel pour vis-à-vis… Nous y voilà blottis comme en un nid d’oiseau » (Martin 1850, p. 5). Lieu de renaissance personnelle, la « nature » apparaît de plus en plus, au fil du siècle, comme l’antidote aux maux croissants de la ville. Partir en villégiature, c’est partir en cure. En 1910, Bellevue est considéré non plus comme un refuge romantique mais comme l’endroit parfait « pour les Parisiens qui ont besoin d’une cure d’air… les poumons y retrouvent l’oxygène si nécessaire à la pureté du sang, loin des rues poussiéreuses [1] ».
La bourgeoisie, qui s’efforce d’effacer la ville et de réintroduire des « simulacres de nature » dans ses appartements haussmanniens (Charpy 2010, p. 131-141), fait du départ estival en dehors de Paris, même dans ses proches environs, une condition indispensable à son bien-être social et physiologique. L’âge d’or de la villégiature bourgeoise, favorisée par l’extension des chemins de fer, débute sous le Second Empire. À la fin du siècle, seulement 17 % des hommes d’affaires, 26 % des hauts fonctionnaires et 37 % des universitaires n’ont pas de résidence secondaire (Charle 1986, p. 482). Même en juillet 1915, des encarts publicitaires de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, publiés dans la Revue des Deux Mondes, rappellent qu’il est temps de songer à partir en villégiature pour les enfants ou pour les malades. Patriotisme oblige, il va sans dire que les stations allemandes sont proscrites à cette date !
À vrai dire, nul besoin d’aller bien loin. Les médecins considèrent que « le séjour à la campagne, à petite distance de la ville qu’on habite et sous le même climat » est la « villégiature hygiénique » idéale, pourvu que l’on « ait la jouissance d’un petit jardin, ou d’un petit bois, ou d’un simple bouquet d’arbres sous lequel on puisse s’abriter pour passer les belles heures de la journée, pourvu que l’air y soit pur, qu’il n’y ait pas d’usine dans le voisinage immédiat de la maison et qu’il ne passe, sous les fenêtres, ni grande route, ni chemin de fer » (Rochard 1895, p. 126). La villégiature suburbaine sur prescription médicale, en somme. En effet, les environs de Paris restent longtemps champêtres, comme l’affirment les descriptions invitant les voyageurs à admirer leur beauté (Rabault-Mazières 2000). En 1859, l’Anglais Thomas Forester dresse un portrait flatteur de la capitale : « L’un des grands charmes de Paris [...] réside dans le caractère particulièrement rural de ses environs. Dès les fortifications, la campagne est réellement la campagne » (Forester 1859, p. 241). Trente ans plus tard, les environs semblent n’avoir guère changé. Où trouver « tant de fraîches vallées, de riants coteaux, de gracieuses villas, de jardins dessinés avec un art plus charmant et entretenus avec un soin plus raffiné ? », peut-on lire dans un guide (Joanne 1892, p. XXI).
Des maisons de campagne pour tous ?
À la fin du siècle, la pratique s’étend à des catégories moins fortunées. « Celui qui peut quitter sa boutique ou son établi se met au vert, et c’est une des caractéristiques de ce temps, ce besoin de campagne s’empare non seulement du bourgeois, mais de l’ouvrier de Paris » (Claretie 1881, p. 254). Les écrivains ironisent désormais sur la modestie de ces « maisons de campagne ». Sous le pseudonyme de Touchatout, Léon-Charles Bienvenu prodigue ses conseils aux Parisiens « en mal de luzerne », heureux possesseurs de « parcs » de 35 m2 (Touchatout 1872, p. 5-7), tandis que Maupassant dénigre le « propriétaire suburbain [...] d’un carré de sable improductif et d’une sorte de cabane à lapins en plâtre » (Maupassant 1881). De fait, après 1880, les architectes élargissent leurs catalogues en proposant non seulement des villas très onéreuses mais aussi des maisons de campagne à partir de 5 000 francs, destinées à une clientèle bien plus modeste.
Partir en villégiature autour de Paris ne nécessite d’ailleurs pas d’être propriétaire : la location saisonnière est courante, comme le confirment les annonces immobilières et les sources fiscales. Les stratégies pour se mettre au vert sont ingénieuses. Zola indique dans ses notes préparatoires pour Au Bonheur des Dames que des vendeurs louent à plusieurs une petite maison à Fontenay-aux-Roses pour l’été (Mitterand 1986, p. 206). Jules Claretie évoque également le cas de deux ménages d’ouvriers louant ensemble un terrain nu route de Vincennes : l’un, ébéniste, construit un kiosque en guise de salle à manger ; l’autre, maçon, creuse une cavité pour servir de cuisine. Pour 20 francs par an chacun, ils peuvent passer leurs dimanches à la campagne (Claretie 1881, p. 254-265). Un brocanteur auvergnat du 3e arrondissement, qui a fait l’objet d’une monographie leplaysienne, illustre une autre stratégie. Pour 15 000 francs, il a acheté une petite « maison de campagne » avec jardin à Ivry. Il s’agit d’un investissement, une partie de la maison étant louée, mais la famille se réserve l’usage du jardin ainsi qu’un logement au premier étage. Elle s’y rend « chaque dimanche, pendant la belle saison » et l’hiver, s’il fait beau. Elle « y passe la journée, elle y dîne, et, le soir, elle revient à pied en rapportant un bouquet de fleurs ou un panier à fruits ». L’été, l’épouse s’y installe souvent pour quelques jours (Gautier 1862, p. 296).
N’exagérons rien. Partir « en villégiature » l’été, même près de Paris, n’est pas à la portée de tous. Comme l’écrit Jules Vallès, « quelques privilégiés seulement peuvent s’échapper et courir la campagne ; le million de travailleurs est enchaîné près des machines, aux fourneaux pleins de braise, dans les bureaux » (Vallès 1883).
Les joies de la maison de campagne et d’une enfance en banlieue
La condescendance des hommes de lettres envers ces aspirations populaires traduit peut-être une volonté de se démarquer. La plupart, en effet, partagent ce désir de « maison de campagne ». En 1878, Zola achète un « asile champêtre » à Médan, situé à une trentaine de kilomètres de Paris, une « cabane à lapins [2] » qu’il agrandit et embellit peu à peu. Il y rédige ses romans et réunit régulièrement ses amis lors de célèbres soirées (Fougère 2021). À partir de 1894, il installe sa maîtresse Jeanne Rozerot et leurs deux enfants dans une villa à Verneuil-sur-Seine, toute proche, où il se rend à bicyclette depuis Médan. Grand amateur de photographie, les centaines de clichés qu’il prend dans le jardin de Verneuil témoignent du bonheur qu’il éprouve auprès d’eux [3].
Quelques récits témoignent du quotidien dans ces maisons de campagne, devenues, pour certaines, des résidences permanentes. Les photographies l’attestent également : le jardin y occupe une place centrale, et les fleurs figurent régulièrement dans les souvenirs, parfois dans des circonstances tragiques. Ainsi, le 19 avril 1906, Pierre Curie décède accidentellement à Paris, au lendemain d’un week-end passé dans la villa familiale de Saint-Rémy-lès-Chevreuse, louée depuis 1904. « Dans le cabinet de travail où il ne devait plus revenir, les renoncules d’eau, qu’il avait rapportées de la campagne, étaient toutes fraîches encore », note Marie Curie (Curie 1924, p. 99).
Des écrivains ont évoqué leur enfance heureuse en banlieue avant la Première Guerre mondiale, souvenirs sans doute enjolivés par le recul du temps et les épreuves de la vie. Roger Martin du Gard, par exemple, se souvient des étés passés dans le parc de Maisons-Laffitte, où son père avait loué une maison entre 1890 et 1895. Déjeuners en plein air, lectures et jeux dans le jardin, promenades dans les allées ombragées rythment les journées. Les visites mondaines aussi : les rituels sont préservés dans une « colonie » où l’on reste entre soi. Jean Cocteau, né en 1889 dans la maison de sa grand-mère dans le parc Laffitte, a des souvenirs similaires : « On y jouait au tennis les uns chez les autres, dans un monde bourgeois que l’affaire Dreyfus divisait » (Cocteau 1947). Julien Green quitte la rue de la Pompe avec ses parents pour s’installer en 1913 au Vésinet, en « grande banlieue », dans une villa « banale, mais spacieuse ». Il raconte : « Un grand jardin l’entourait. Des arbres magnifiques, restes d’une grande forêt, ombrageaient les pelouses. Tout un côté de la maison regardait un lac dont la vue me ravissait » (Green 1967, p. 161). Maisons-Laffitte ou Le Vésinet sont des villégiatures élitistes à l’urbanisme paysager, mais les coins de nature persistent ailleurs.
Édouard Bled, dont les manuels ont marqué des générations d’élèves, évoque sa jeunesse dans une banlieue qui, à la Belle Époque, n’avait pas un caractère totalement urbain. En 1900, la commune de Saint-Maur-des-Fossés est formée de lotissements à l’identité spécifique. Ainsi La Varenne-Saint-Hilaire, avec ses luxueuses maisons de campagne, ou Le Grand Parc, loti par la Compagnie des chemins de fer de l’Est, dont le caractère résidentiel l’emporte désormais sur la villégiature (Rabault-Mazières 2014). Adamville, où Édouard naît en 1899, est le plus peuplé et le plus populaire des quartiers. Son récit souligne l’importance des jardins et des espaces verts dans la vie quotidienne des habitants. Avant 1870, ses grands-parents ont fait l’acquisition d’une petite parcelle de terrain un peu éloignée de la gare. La grand-mère recherche en effet le calme : « Nous ne quittons pas Paris, son bruit et sa poussière pour avoir les oreilles cassées par les sifflets, le ronflement des trains et en respirer les fumées » (Bled 1987, p. 73). Au bout de quinze ans, on construit un pied-à-terre qui sert de maison du dimanche avant que le grand-père, un maître-ciseleur réputé du faubourg Saint-Antoine, ne décide de quitter Paris pour s’y installer. La maison est surélevée deux ans plus tard pour accueillir les parents d’Édouard et leurs nombreux enfants. En 1887, ces derniers font l’acquisition d’un terrain de 3 000 m2 de l’autre côté de la rue. Sa mère va le transformer en un magnifique jardin où l’on récolte des fruits et des légumes, où l’on cueille aussi beaucoup de fleurs. Vingt ans plus tard, à force d’économies, une grande maison de deux étages peut enfin être érigée au milieu du jardin, comblant enfin les aspirations de sa mère.
Pour Édouard, Adamville est un terrain de jeu avec « d’immenses espaces libres », des carrières et des terrains vagues où la nature reprend ses droits, offrant un goût d’aventure aux jeux d’enfants. La proximité de la Marne est également propice à de belles parties de pêche avec son père. Survivance du passé agricole, une ferme avec sa dizaine de vaches qui paissent dans un petit pré. La fermière alimente en lait une partie du quartier, elle vend aussi « des pains de beurre moulés ornés d’une fleur, des œufs, des volailles » (ibid., p. 124). À proximité, il subsiste même « des champs de blé » où « cueillir des bleuets, des coquelicots, glaner, après la moisson, quelques beaux épis pour les poules de notre grand-mère » (Bled 1977, p. 13). Ce grand village, où quelques commerces fournissent l’essentiel, est épisodiquement parcouru par « la carriole à capote du boucher, du laitier, du boulanger et le grand tombereau d’enlèvement des ordures ménagères » (ibid. 1977, p. 21). Il paraît bien éloigné de Paris malgré le chemin de fer et le tramway qui l’y relient.
L’engouement pour les maisons de campagne autour de Paris au XIXe siècle révèle une vraie aspiration pour une vie « champêtre ». Derrière le mimétisme social et les rituels de la vie bourgeoise qui sont maintenus dans les villégiatures huppées, les souvenirs illustrent les plaisirs de la vie dans la banlieue verte. Les maisons « de campagne » sont ainsi des espaces où les citadins retrouvent le goût des champs dans leur jardin et où se cultivent les souvenirs d’une enfance heureuse.
Sources imprimées
- Bled, É. 1977. Mes écoles, Paris : Robert Laffont.
- Bled, É. 1987. J’avais un an en 1900, Paris : Fayard.
- Claretie, J. 1881. La vie à Paris, Paris : Victor Havard.
- Cocteau, J. 1947. La difficulté d’être, Montana (Suisse) : Bottinelli.
- Curie, M. 1924. Pierre Curie, Paris : Payot.
- Forester, T. 1859. Paris and its Environs. An Illustrated Handbook, Londres : H. G. Bohn.
- Gautier, M. F. 1862. « Auvergnat brocanteur à Paris », Les ouvriers des deux mondes, t. 4, n° 34.
- Green, J. 1967. Partir avant le jour, Paris : Grasset.
- Joanne, P. 1892. Collection des Guides-Joanne. Itinéraire général de la France… Environs de Paris, Paris : Hachette.
- Lemer, J. s.d. [vers 1850]. La vallée de Montmorency : promenades sentimentales, histoire, paysages, monuments, mœurs et chroniques, Paris : Paul Boizard.
- Martin, L.-A. 1850. Promenades poétiques et daguerriennes. Bellevue, Paris : Common et Cie.
- Martin du Gard, R. 1992. « Souvenirs d’enfance », « Maisons-Laffitte 1891-1892 », Journal. I, textes autobiographiques : 1892-1919, Paris : Gallimard.
- Maupassant, G. de. 1881. « Propriétaires et lilas », Le Gaulois, 29 avril 1881.
- Mitterand, H. (éd.) 1986. Carnets d’enquêtes, une ethnographie inédite de la France par Émile Zola, Paris : Plon.
- Rochard, J. 1895. « Villégiature, bains de mer et stations thermales », Revue des Deux Mondes (1829-1971), vol. 130, n° 1.
- Touchatout. 1872. Cours de villégiature : petit guide du parisien à la campagne pendant la belle saison, Paris : Publications de l’Éclipse.
- Vallès, J. 2007. « La banlieue morte » (8 juin 1883), Le Tableau de Paris, Paris : Éditeurs Berg International.
Bibliographie
- Barbaresco, C. 2025. Le bonheur dans le pré parisien. Littérature et culture du bonheur en banlieue verte (1820-1939), Dijon : Presses universitaires de Dijon.
- Bussière, R. et Métais, M. 2024. Châteaux, villas & folies. Villégiature en Île-de-France, Riotord : Lieux Dits.
- Charle, C. 1986. Intellectuels et élites en France, 1880-1900, thèse de doctorat en histoire, Université Paris 1.
- Charpy, M. 2010. Le théâtre des objets. Espaces privés, culture matérielle et identité bourgeoise, Paris, 1830-1914, thèse de doctorat en histoire, Université François Rabelais de Tours.
- Corbin, A. (dir.). 1995. L’avènement des loisirs, 1850-1960, Paris : Aubier.
- Csergo, J. 2004. « Parties de campagne. Loisirs périurbains et représentations de la banlieue parisienne, fin XVIIIe-XIXe siècles », Sociétés et Représentations, n° 17, p. 15-50.
- Faure, A. 1990. « De l’urbain à l’urbain : du courant parisien de peuplement en banlieue (1880-1914) », Villes en parallèle, n° 15-16, p. 152-170.
- Faure, A. 1994. « Villégiature populaire et peuplement des banlieues à la fin du XIXe siècle. L’exemple de Montfermeil », in A. Plessis, J.-C. Farcy et A. Faure (dir.), La terre et la Cité. Mélanges offerts à Philippe Vigier, Paris : Créaphis, p. 167-194.
- Fougère, M.-A. 2021. « Le groupe de Médan : histoire d’une histoire », Contextes, n° 31 [en ligne].
- Green, N. 1990. The Spectacle of Nature. Landscape and Bourgeois Culture in Nineteenth-Century France, Manchester : Manchester University Press.
- Hervier, D. 2014. « La villégiature dans les publications de l’inventaire général : 1964-2014 », Histoire urbaine, vol. 41, n° 3, p. 137-146.
- Rabault-Mazières, I. 2000. « Les environs de Paris dans les guides touristiques du XIXe siècle », in G. Chabaud, É. Cohen, N. Coquery et J. Penez (dir.), Les guides imprimés du XVIe au XXe siècle. Villes, paysages, voyages, Paris : Belin, p. 317-327.
- Rabault-Mazières, I. 2014. « Villégiature et formation des banlieues résidentielles. Paris au XIXe siècle », Histoire urbaine, vol. 41, n° 3, p. 63-82.