Entretien réalisé par Antoine Fleury et Jean-François Pérouse.
Lorsqu’on parle de mondialisation, les premières images qui viennent à l’esprit sont souvent celles des places financières ou des multinationales. Depuis plusieurs décennies, Alain Tarrius et ses collègues explorent pourtant une « mondialisation par le bas » (2002) faite de circulations infra-étatiques et discrètes. L’anthropologue s’est notamment intéressé aux marchandises bon marché destinées aux habitants pauvres de l’Europe du Sud (Tarrius 2015), mais aussi au trafic de femmes issues des Balkans pour le travail du sexe en Espagne (Tarrius 2022). Avec nous, il revient sur ces recherches pour montrer comment une ville, Trabzon (Trébizonde en français), située dans une région périphérique de Turquie, a pu jouer un rôle central dans ces circulations qui se déploient à l’échelle mondiale, court-circuitant d’une certaine manière la capitale économique du pays, Istanbul.
En quoi son passé impérial et son histoire longue permettent d’expliquer certaines singularités actuelles de Trabzon ?
Trabzon est l’héritière du « Royaume de Byzance », formé après le pillage de Byzance par les Croisés en 1204. En périphérie de l’Empire byzantin, cette formation politique périphérique a poursuivi son existence loin des remous de la capitale, du XIIIe au milieu du XVe siècle. Tout le monde a donc été stupéfait lors de la publication du livre de l’historien Ömer Asan, La Culture du Pont, en 1996. On y apprend que, de nos jours, environ 300 000 personnes dans soixante villages proches de Trabzon ne parlent pas seulement le turc mais aussi le grec et que les Grecs, donc, n’avaient pas totalement quitté Trabzon depuis le XVe siècle ! Après la sortie de son livre, l’historien a eu de sérieux ennuis judiciaires avec le pouvoir politique turc. Pourtant, quelques années après, un article de Pascal Dayez-Burgeon (2004) reprenait et confirmait les écrits d’Ömer Asan.
Cette présence grecque s’est donc maintenue, malgré la volonté des Jeunes Turcs et de leurs épigones au début de la République de se débarrasser des Grecs, parallèlement aux massacres d’Arméniens. Un ouvrage paru en 1998 (Bruneau 1998) revient sur la question : plusieurs universitaires retracent une présence résidentielle grecque en continu… depuis le IIIe siècle avant J.-C. ! Avec, il est vrai, une « occupation intégrale » lorsque l’Empire de Trébizonde prétendit se substituer à celui de Byzance du début du XIIIe à la fin du XVe siècle. La ville tombe aux mains des Ottomans en 1461, soit un peu moins de vingt ans après Constantinople. Mais ce changement d’allégeance ne signifie pas la fin locale des Grecs.
Aujourd’hui encore, à l’entrée occidentale du vieux Trabzon, il y a une réplique en réduction de Sainte-Sophie d’Istanbul. Tout un symbole : elle a été édifiée au milieu du XIIIe siècle et, jusqu’à sa transformation toute récente en mosquée – c’était en 2013 –, l’édifice a toujours gardé sa vocation chrétienne. Et les échanges entre Trabzon et la Grèce perdurent, même si c’est sous de nouvelles formes.
Quels échanges avez-vous pu observer entre Trabzon et la Grèce ? En quoi ont-ils changé la ville et son inscription régionale ?
Ces échanges se font au port de la « ville basse », ouvert aux marchandises et aux voyageurs. Il y a une succession d’hôtels de luxe en front de mer, qui suivent la courbe de la large plage de galets. Et sur deux rues, à l’arrière, de nombreux hôtels de prostitution. De jour, devant les hôtels de luxe, on peut voir des groupes de Saoudiens et d’Émiratis, entrant et sortant de leurs voitures de luxe, conduites et suivies par des gardes du corps russes aux costumes alourdis d’armes de poing… Mais il y a aussi des touristes riches de toutes origines, venant des grands ports de la mer Noire. Le soir, autour de 23 heures, les lumières de façade s’éteignent, les prostituées sortent des halls d’hôtels dans lesquels elles sont confinées de jour. Alors la ville haute descend « profiter du bas ». Les plaisanteries, à haute voix, se font en grec ! Et les femmes portent toutes des prénoms grecs.
Il existe deux ports, plus à l’ouest sur la corniche : le port de pêche, puis le port dit « russe », où l’on vend toutes sortes de marchandises ménagères, russes et chinoises, à des prix très avantageux. Contrairement aux autres ports turcs, Trabzon a conservé une présence multiséculaire d’échanges avec la Grèce. Et donc, par cette même flotte grecque, avec les principaux ports de la mer Noire : Odessa, Burgas, Varna, Constantza, Poti, Sotchi… J’ai tenté de rendre compte de ces échanges par deux cartes (figures 1 et 2). Dans les deux configurations, on voit bien que Trabzon (Trébizonde) occupe une place déterminante au sein des trois « moral areas [1] » des circulations non métropolitaines que j’étudie depuis des décennies. La première carte montre qu’au niveau de la « moral area » de la mer Noire se forment des groupes masculins cosmopolites – en termes de religions et de nations – qui traversent ensuite les Balkans par la « route des Sultans » (figure 1). L’autre carte montre la circulation des marchandises « made in South East Asia (SEA) » : Trabzon est livrée par avion depuis le Koweït, puis les marchandises sont acheminées par mer vers Burgas ; une logistique maritime fournit ensuite en cabotage des ports euroméditerranéens.
Source : élaboration de l’auteur, 2021 [2].

Source : élaboration de l’auteur, 2024.
En quoi consistent exactement ces circulations de marchandises « poor to poor [3] », pour reprendre votre expression ? Comment avez-vous découvert ce rôle central de Trabzon ?
Le potentiel de Trabzon n’a pas échappé aux membres directeurs (ingénieurs commerciaux) du commerce international de produits informatiques made in SEA [4] » réunis, en 2002, au Koweït. Leur projet était de créer en Europe balkanique un marché souterrain de ces marchandises, made in SEA, à des prix inférieurs de 50 % à ceux du marché officiel, mais sans garantie. Entre le Golfe et l’Europe, la voie de Trabzon leur est apparue plus sûre que celle d’Istanbul, immense place commerciale, plus saturée, verrouillée et donc risquée (Pérouse 2017, 2020).
Diverses recherches que j’ai menées depuis 1985 ont concerné l’agrégation en groupes cosmopolites de religions et de nationalités, à partir de migrations mono-identitaires (figure 1). L’un des premiers cas que j’ai pu mettre en évidence a été ce rapprochement entre des Afghans, des Turcs, des Russes et des Ukrainiens (Kochubey 2012) pour la revente de produits made in SEA et commercialisés dans l’espace européen « entre pauvres ». Il s’agissait de créer un marché parmi des « pauvres relatifs » qui n’avaient pas accès au marché des grands distributeurs mais désiraient partager, surtout pour leurs enfants, les avantages d’accès à des réseaux que permettait l’informatique. L’engouement pour ce « marché parallèle » concernait des populations villageoises ou urbaines sans accès aux magasins des grands distributeurs. Et Trabzon prenait une place essentielle : elle recevait les populations afghanes, iraniennes, syriennes et émiraties et, souvent, les Géorgiens et Azéris passant par Poti, port géorgien voisin de Trabzon et particulièrement mal équipé. Les groupes de revendeurs de huit à douze personnes mêlant diverses obédiences chrétiennes et musulmanes se fractionnaient le temps de transactions, puis se reconstituaient pour commercer dans des populations plus dispersées. Trabzon est ainsi connectée à la Bulgarie (port de Varna), puis, via les routes terrestres des Balkans, à la côte albanaise de l’Adriatique et à l’Italie.
C’est ainsi que j’ai découvert le rôle de Trabzon dans ce commerce mondial « entre pauvres », constitué de routes transnationales innervant une puissante économie souterraine, pour le plus grand bénéfice des entrepreneurs extrême-orientaux.
Trabzon apparaît donc comme un nœud dans ces « territoires circulatoires » (Tarrius 1993) que vous avez mis en évidence en Méditerranée dès les années 1990. Pouvez-vous revenir avec nous sur cette notion ?
Oui, effectivement, des « territoires circulatoires » étaient tracés, avec leurs normes permettant les passages transnationaux de ces entrepreneurs d’une économie mondiale entre pauvres. Puis, divers groupes mafieux internationaux se sont « collés » aux territoires circulatoires pour faire transiter leurs commerces délictueux, dont des jeunes femmes balkaniques pour peupler les nombreux clubs prostitutionnels légaux espagnols.
L’histoire de la conception puis de la définition de la notion de « territoire circulatoire » s’étale sur sept années d’observation de terrain. D’abord, c’est le vaste marché du centre urbain marseillais, Belsunce, qui a attiré mon attention dès 1985 sur des mouvements singuliers d’approvisionnement de commerçants algériens en produits aussi rares qu’actuels : des pièces de voitures produites par l’originale organisation de Fiat en région turinoise italienne (la fabrication de certains moteurs étant décentralisées des usines de montage vers des familles en capacité d’organiser du travail 24 h sur 24). Le marché était alimenté par des passeurs dont une caractéristique résidait dans leur impossibilité d’obtenir un titre de séjour français. La Pologne, alors liée à Moscou, laissait prospérer les ateliers et commerces de plagiats de cassettes américaines. Évidemment, des filières de passeurs-contrebandiers s’étaient très vite organisées pour vendre en Europe occidentale, notamment sur le marché marseillais de Belsunce, ces cassettes-plagiats à 30 % de leur prix « authentique ». Le profil des passeurs était proche de ceux des contrebandiers de la Fiat. Enfin, un commerce tout aussi dérogatoire existait pour des vêtements africains, passés par la Hollande vers les mêmes marchés souterrains euro-occidentaux, donc, bien sûr, Belsunce, avec encore une fois les mêmes profils de passeurs. D’autres configurations reproduisaient ce modèle : des passeurs en mouvement permanent irrigant leurs trajets de produits rares à des prix dérisoires. Dans les cas signalés, tous, Marocains, Sahéliens, déboutés du droit d’asile en France, entretenaient des relations de proximité avec les populations traversées, les « irrigant » des bienfaits du commerce souterrain transnational. Trabzon a été l’une des principales villes de repli de ces passeurs dès que bon nombre d’entre eux ont décidé d’intégrer les circulations des produits négociés entre pauvres des Balkans vers l’Italie et l’Europe de l’Ouest méditerranéen.
La situation de Trabzon est-elle toujours la même dans le contexte actuel ?
Avec la pandémie de Covid-19, les frontières sont devenues plus étanches. Les logistiques de transport et livraison des produits made in SEa se sont alors modifiées dans le sens d’un recours aux transports maritimes méditerranéens, cabotages inclus… Trabzon n’était plus concernée. Elle semble donc avoir été un nœud momentané dans ces « territoires circulatoires ».
Bibliographie
- Asan, Ö. 1996. Pontos Kültürü (La culture du Pont), Istanbul : -Belge Yayinlari of Ragip Zarakolu.
- Bruneau, M. (dir.). 1998. Les Grecs pontiques : diaspora, identité, territoires, Paris : CNRS Éditions.
- Dayez-Burgeon, P. 2004. « Trébizonde, l’empire grec oublié », Historia, n° 12.
- Kochubey, Y. 2012. « Trabzon and Ukraine », Karadeniz Uluslararası Bilimsel Dergi, n° 13, p. 188-194.
- Pérouse, J.-F. 2017. Istanbul Planète. La ville-monde du XXIe siècle, Paris : La Découverte.
- Pérouse, J.-F. 2020. « Istanbul, absorption métropolitaine par le marché et l’immensité : un “poor to poor” en interne ? », in A. Tarrius (dir.), Naissance d’un peuple européen nomade. La route cosmopolite de la mondialisation par le bas de la Turquie au Maroc par les Balkans et le Levant ibérique, Perpignan : Trabucaire, p. 49-60.
- Tarrius, A. 1993. « Territoires circulatoires et espaces urbains : différentiation des groupes migrants », Les Annales de la recherche urbaine, n° 59-60, p. 51-60.
- Tarrius, A. 2002. La Mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris : Balland.
- Tarrius, A. 2015. Étrangers de passage. Poor to poor, peer to peer, La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube.
- Tarrius, A. 2022. Trafics de femmes. Au cœur de l’Europe, allers et retours entre les Balkans et l’Espagne, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.