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L’écologisation urbaine : regards de praticiens

La prise en considération des enjeux écologiques influence-t-elle vraiment les pratiques professionnelles des concepteurs, architectes, urbanistes, paysagistes ? Le paysagiste Maxime Bardou pose la question à la lecture du dernier ouvrage du géographe Sylvain Rode sur l’écologisation urbaine.

Recensé : Sylvain Rode, Écologiser l’urbanisme. Pour un ménagement de nos milieux de vie partagés, Lormont, Éditions Le Bord de l’eau, 2023, 216 p.

Pour l’enseignant-chercheur en géographie Sylvain Rode, l’urbanisme devrait assurer le bien-être des sociétés humaines en ménageant les milieux et le vivant. Prendre soin, s’adapter, préserver les ressources et faire avec la nature, tels sont les principes que chaque acteur de la fabrique urbaine devrait désormais adopter, en somme : « écologiser » la ville. L’auteur emprunte le terme d’écologisation aux travaux du sociologue de l’environnement Marc Mormont [1] et l’applique au champ de l’urbanisme. L’écologisation de l’urbanisme reposerait sur l’engagement et la volonté des acteurs de l’aménagement à prendre en compte les enjeux environnementaux dans leurs pratiques, au-delà des seules obligations légales. Mais où en est réellement l’écologisation des villes aujourd’hui en France ? Quel regard les professionnels portent-ils sur l’évolution de leurs pratiques et partagent-ils une même définition de l’écologisation ?

Rigoureusement organisé en deux parties, l’ouvrage entend apporter un cadre de réponses théoriques et opérationnelles. Dans le premier volet, l’auteur dresse un historique précis de la montée en puissance des enjeux environnementaux dans le droit (chap. 1). Il développe ensuite les appropriations du cadre normatif par les paysagistes et urbanistes (chap. 2 et 3). Le second volet, à visée opérationnelle, applique le paradigme de la « transaction » au projet d’aménagement urbain. Autrement dit, l’urbanisme est considéré comme un espace de négociations et de confrontations dans lequel des acteurs potentiellement propices à l’écologisation exercent leur pression respective. Dans ce cadre, Sylvain Rode étudie d’une part les rapports de force à l’œuvre depuis le point de vue de l’écologue (chap. 4), interroge d’autre part les interactions entre la ville et l’eau par les modalités de mise en œuvre d’un urbanisme résilient en zones inondables. Pour cela, il fonde son analyse sur des projets concrets (chap. 5).

Écologiser, de quels droits ?

L’auteur met l’accent sur le caractère itératif de l’écologisation et l’influence réciproque entre le droit de l’environnement et le droit de l’urbanisme. La prise de conscience environnementale influence l’évolution du cadre juridique et la mise en œuvre de démarches volontaires : rédaction de plan, chartes, normes, certifications, labels, guides, etc. Elles améliorent à leur tour les ambitions écologiques des projets et peuvent jouer un rôle dans la rentabilité des opérations. La commande publique évolue ainsi avec la transformation des attentes sociétales. Les acteurs de la production urbaine sont alors tenus de respecter, en principe, des cahiers des charges écologiquement de plus en plus ambitieux.

En France, les villes accueillent désormais 80 % de la population et la dynamique d’artificialisation des sols progresse trois fois plus vite que le nombre d’habitants, contribuant « activement à la crise climatique, au gaspillage des ressources ainsi qu’à la forte érosion de la biodiversité » (p. 10). S’il devient chaque jour plus urgent de renouer des liens entre la ville et l’environnement, l’écologisation urbaine est forte d’un demi-siècle d’avancées progressives, depuis de premiers jalons normatifs dans les années 1970. Par la récente loi climat et résilience de 2021, l’État français entend dorénavant atteindre le « zéro artificialisation nette » (ZAN) en 2050. « Plus de vingt ans après la loi SRU et dix ans après les lois Grenelle, le fait que l’objectif de lutte contre l’artificialisation des sols doit être réaffirmé constitue manifestement un signe de l’impuissance de la réglementation actuelle à juguler ce phénomène » (p. 49). Ainsi, le législateur n’offre qu’une partie de la réponse pour que les ambitions écologiques soient menées à bien. L’auteur choisit de donner la parole aux concepteurs pour mesurer l’écologisation de leurs pratiques.

D’inégales perceptions entre concepteurs

Tous les acteurs de l’urbanisme ne partagent pas la même représentation de l’écologisation, ni le même vocabulaire. Pour révéler le point de vue des concepteurs, urbanistes et paysagistes français, les analyses présentées dans l’ouvrage reposent à la fois sur une vingtaine d’entretiens semi-directifs ciblés et de nombreux retours de questionnaires. Près de 130 paysagistes et 230 urbanistes ont pris part à l’exercice.

Notons d’abord que ces deux professions sont différemment encadrées et pratiquées. Non protégée, la profession d’urbaniste est un champ professionnel ouvert et fragmenté, « logiquement assumée et revendiquée par une grande diversité de personnes aux profils, formations et structures d’exercices variées » (p. 93), dont des architectes (25,5 % des répondants) ou des paysagistes (8,5 % des répondants). Les paysagistes ayant répondu au questionnaire sont présentés comme un échantillon relativement homogène du point de vue des profils et des types de formation. Cette profession se structure depuis les années 1990 et le titre de paysagiste-concepteur est reconnu et protégé depuis 2016.

Si une grande majorité des urbanistes et des paysagistes estiment que les considérations écologiques sont au cœur de leur pratique professionnelle, ils ne mobilisent pas du tout les mêmes registres de justification. Les urbanistes invoquent en premier lieu la voie réglementaire qui s’impose à eux tandis que les paysagistes mettent en avant la place centrale de la biodiversité et la nécessité de travailler avec le vivant.

Ces derniers en font alors une éthique personnelle et professionnelle, tandis que les urbanistes y voient une contrainte extérieure avec laquelle il faut désormais composer. Certains urbanistes expriment une réticence à avoir recours à l’expertise de l’écologue, qui n’est pas considéré comme « créateur de projet, contributeur actif à sa dynamique, mais comme celui qui va le freiner, voire l’empêcher en repérant des espèces protégées sur le site » (p. 108). Les paysagistes semblent plus habitués à recourir à la compétence des écologues (95 % des répondants), même si ces collaborations demeurent assez récentes, fragiles et principalement soumises à l’économie des projets.

Un certain nombre de freins à l’écologisation des villes sont identifiés. Pour les urbanistes, le premier obstacle réside dans la recherche de rentabilité et d’équilibre économique, et à ce titre, les promoteurs et aménageurs sont cités comme les principaux artisans de la dégradation des ambitions écologiques. Cet avis est partagé par les paysagistes, même s’ils évoquent en premier leur marginalisation dans les équipes-projet. En effet, les trois quarts des paysagistes répondants regrettent de ne pas être associés à toutes les étapes du projet, de la conception à la réalisation. Le manque de volonté des maîtres d’ouvrage, mis en évidence par une pauvreté des ambitions écologiques dans les critères de sélection des équipes, fait aussi partie des principaux freins mentionnés par les répondants.

Les paysagistes : entre initiatives volontaires et structuration de la profession

Dès lors, plusieurs stratégies sont évoquées par les paysagistes pour y remédier. La première consiste à « s’efforcer d’être mandataire des équipes de maîtrise d’œuvre, en lieu et place des architectes, qui ne sont pas jugés par les répondants au questionnaire comme étant les mieux à même d’œuvrer en faveur de l’écologisation des projets » (p. 88). Les paysagistes sont aussi amenés à négocier avec les maîtrises d’ouvrage pour se voir confier des missions complètes, incluant le suivi des travaux d’exécution dont l’importance est capitale pour le respect des objectifs écologiques. Les répondants évoquent aussi le recours aux labels ? de manière à insérer des protocoles et des critères incontournables d’exigence écologique, même si ces derniers peuvent produire « de puissants effets de technicisation du travail de conception » (p. 66).

De mon point de vue de paysagiste, ces retours de questionnaires méritent d’être confrontés à quelques chiffres clés sur notre profession. Selon un sondage FranceAgriMer de 2023 [2], 70 % des paysagistes travaillent seuls, et une trentaine de structures seulement auraient plus de dix salariés ; elles généreraient un tiers du chiffre d’affaires de tous les paysagistes réunis. Autrement dit, si les principales stratégies des paysagistes consistent à négocier des contrats de maîtrise d’œuvre complète, ou d’être mandataire des équipes-projet, combien de structures sont-elles effectivement capables de l’être sur des projets urbains d’envergure ? Cela met en exergue une nécessité, pour la profession, de se structurer davantage pour être en capacité de faire évoluer les modalités de la commande publique.

Par ailleurs, le même sondage montre que 40 % des salariés paysagistes sont employés dans le public, dont une large majorité dans les collectivités locales. Le nombre de paysagistes en maîtrise d’ouvrage est en augmentation (+ 35 % en 5 ans), ce qui semble de bonne augure pour une meilleure prise en compte des enjeux écologiques dans les cahiers des charges et dans le suivi opérationnel des projets.

Enfin, la méthode de rémunération des concepteurs est à mon sens un sujet fondamental pour une meilleure écologisation des pratiques. Précisions d’abord qu’en maîtrise d’œuvre publique la rémunération est généralement déterminée en pourcentage du montant des travaux (loi MOP et Code de la commande publique). Dès lors, les concepteurs ne sont a priori pas incités à réduire les coûts des projets sur lesquels ils travaillent. Pourtant, les solutions de sobriété, de végétalisation ou de désimperméabilisation, par exemple, sont moins coûteuses que des ouvrages d’infrastructures techniques classiques. Parallèlement, une entreprise de paysagistes-concepteurs sur cinq serait économiquement fragile ou extrêmement fragile, et la majorité des dirigeants d’agence de paysage sont préoccupés par les rémunérations des missions qu’ils estiment trop faibles. Dès lors, dans le contexte actuel où il s’agit non seulement de faire d’importantes économies dans les dépenses publiques, mais aussi de mieux valoriser le travail de conception qui œuvre au ménagement, à l’adaptation et à la résilience des villes, n’est-il pas temps de faire converger les intérêts communs entre l’écologisation et la santé économique des entreprises de concepteurs ?

Vers un urbanisme en prise avec le vivant

Sylvain Rode présente une analyse extrêmement claire et sourcée en faveur du ménagement de nos (mi)lieux de vie et plaide pour un nouveau rapport au vivant dans nos manières de faire la ville. Il offre, par son travail d’enquête et d’entretiens, une rare représentation introspective des concepteurs de la ville sur leurs prises en compte des enjeux écologiques.

Si l’adaptation et la résilience des villes apparaissent désormais comme de nouveaux paradigmes dans les politiques publiques, l’encadrement normatif ne représente qu’une partie de la solution. L’évolution des relations et des rapports de force entre les acteurs s’avère indispensable. Le défi de l’écologisation des villes est en partie relevé par les concepteurs. Les évolutions de leurs pratiques sont notables, « en particulier sur les registres du végétal, de la biodiversité et des continuités écologiques, de sols vivants et perméables, ou encore de nouvelles modalités de traitement des eaux pluviales en ville » (p. 181). Ils doivent néanmoins faire émerger de nouvelles manières de collaborer et d’intégrer d’autres compétences (écologues, hydrologues, énergéticiens, etc.) pour répondre plus efficacement aux crises que connaissent les villes. Il incombe également aux concepteurs de « faire mieux avec moins » et d’être capables de réduire les coûts des travaux tout étant écologiquement plus vertueux. Dès lors, il appartient aux maîtrises d’ouvrage d’assurer une rémunération juste et proportionnée, qui puisse garantir la viabilité économique des structures œuvrant à l’écologisation des villes.

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To cite this article:

, « L’écologisation urbaine : regards de praticiens », Metropolitics, 24 March 2025. URL : https://metropolitics.org/L-ecologisation-urbaine-regards-de-praticiens.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2148

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