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Essais

Banlieues populaires, « banlieues chéries » : imaginaires, révolutions et réalités sociales du XIXe siècle à nos jours

À l’occasion de l’ouverture de l’exposition « Banlieues chéries » du Musée de l’histoire de l’immigration, Métropolitiques publie un extrait de son catalogue, où Emmanuel Bellanger met en lumière l’histoire sociale et politique des représentations des banlieues populaires.

Vertes, bleues, noires et rouges, les banlieues sont une déclinaison de couleurs, de teintes et de nuances. Au commencement, prédominaient dans les environs de la capitale les « banlieues vertes », rurales, paysannes et maraîchères, dont la vocation était d’approvisionner et de nourrir des habitants montés en nombre à Paris pour se construire un avenir. Dès le XVIIIe siècle, les banlieues vertes se recomposent pour devenir en certains lieux des « banlieues bleues », aristocratiques et bourgeoises, fondées par une population plus fortunée fuyant la promiscuité et les nuisances de la grande ville et de ses faubourgs (Pennec 2024). Ce qui n’est à l’origine qu’une terre de villégiature se transforme en banlieues résidentielles habitées de « villégiateurs », qui soumettent les campagnes à la domination de la ville et de son économie mercantile (Rabault-Mazières 2014).

Tenues à distance des quartiers résidentiels et bourgeois où l’on cultive très tôt un entre-soi malthusien (Bérubé 2015), les « banlieues noires » des cheminées d’usines commencent elles aussi, dans les premières décennies du XIXe siècle, à modifier en profondeur la morphologie des grandes agglomérations (Brunet 1985). Ces banlieues se composent de villes ouvrières et industrielles devenues le terreau du socialisme municipal dès les années 1880 puis du communisme municipal au tournant des années 1920. Les « villes rouges », au voisinage de Paris mais aussi de Lyon, de Lille et d’autres grandes capitales régionales, voient ainsi le jour (Fourcaut 1995). Les habitants de ces banlieues sont souvent passés par les quartiers faubouriens populaires des grandes villes avant de trouver refuge dans des communes suburbaines que le pouvoir régalien et les églises associent très tôt à des lieux de désordre et de sédition qu’il importe de rallier à la République ou d’évangéliser (Bellanger 2020).

Aux prises avec une dynamique de peuplement exceptionnel et en renouvellement constant, les banlieues ont cristallisé tous les maux de la civilisation urbaine (Marec 2005), mais face aux crises successives qu’elles ont subies, elles sont aussi devenues des fronts pionniers d’innovation, de modernité et de naturalisation des différences originelles et culturelles : une « banlieue oasis » pour ses habitants, insistait la sociologue Katherine Burlen au milieu des années 1980, au moment où justement la « crise des banlieues » commençait à défrayer la chronique (Burlen 1987). En banlieue, les stigmates du déracinement et de l’exploitation, marqueurs des formes historiques et multiples de relégation, ont aussi pu laisser place à la fierté d’être du « lieu » : un « lieu », plus radieux qu’on ne l’imagine, celui des quartiers des faubourgs et des banlieues populaires, dont l’histoire est ici mise en perspective (Cohen et Ferey 2024).

À l’origine des banlieues, l’appel de la ville

Depuis leur avènement au XIXe siècle, au moment où la ville contemporaine entre dans l’âge des révolutions industrielles, ses marges sans histoire, situées à la périphérie des cités au passé séculaire, vont dessiner de nouveaux paysages, de nouveaux imaginaires et de nouvelles réalités sociales, économiques et politiques (Faure 1991). Un récit univoque et surplombant, sans immersion dans le monde des banlieues et de leurs archives, ne peut mettre en évidence la diversité des territoires suburbains et des expériences historiques, singulières et collectives, qui y ont été vécues (Lepetit 1995). Seul le croisement des monographies peut rendre compte de la disparité des villes de banlieues, lieux de passages et de sédimentation, lieux de ressourcement et d’hybridation, forgeant des identités diverses et mêlées, singulières et collectives. Ces banlieues ont été, tout à la fois, des sas d’entrée dans la ville et un « creuset » d’intégration dans la vie urbaine et sociale dont la profondeur historique fut mise en lumière par l’historien Gérard Noiriel (1988).

C’est une croissance urbaine unique en Europe qui va donner naissance aux banlieues entraînant avec elle de grands mouvements de migrations et d’exodes ruraux (Pinol 2003). La population de la France urbaine augmente ainsi de 13 millions d’habitants entre 1872 et 1911, de près de 8 millions entre 1911 et 1936 et de 20 millions durant le cycle des « Trente Glorieuses », appelé aussi plus justement le cycle des « Trente ravageuses » en raison de l’impact économique, urbain et environnemental que cette croissance continue a fait peser sur les écosystèmes soumis à l’épreuve de l’urbanisation anarchique et du capitalisme dévoreurs d’espaces et de ressources humaines et naturelles (Pessis, Topçu et Bonneuil 2013).

En un siècle, les banlieues parisiennes et provinciales vont à la fois se densifier et s’étendre en repoussant toujours plus loin les limites des « villes mères », devenues de véritables métropoles composites et ségréguées (Roncayolo 2001). En France, du XIXe siècle à la fin du XXe siècle, toutes les capitales régionales et leurs banlieues (Lyon, Marseille, Lille, Bordeaux, Nantes, Strasbourg, Grenoble…) connaissent une dynamique démographique aux intensités variables selon les contextes et les temporalités (Dûpaquier 1995). Dans la France hiérarchisée des villes, incontestablement, Paris, épicentre de l’haussmannisation, va se distinguer en concentrant l’essentiel de la croissance urbaine du pays. L’agglomération parisienne, délimitée depuis la Révolution française par les frontières du département de la Seine, compte, selon les données des recensements du bureau de la Statistique générale de France (SGF), 1,1 million d’habitants en 1836, un million supplémentaire trente ans plus tard et plus de 3 millions dès la Belle Époque.

À la veille de la Grande Guerre, la pression sur cette agglomération capitale est tellement forte qu’elle finit par donner forme à une seconde couronne périurbaine et tentaculaire. Cette grande banlieue se déploie dans le département voisin de la Seine-et-Oise, caractérisé par une pression urbaine que les pouvoirs publics sont incapables de contrôler, malgré l’adoption de la première charte d’urbanisme de 1919 imposant des plans d’aménagement, d’extension et d’embellissement à toutes les villes de banlieue. Ni la reconnaissance d’un nouveau savoir académique, l’urbanisme, ni ses deux écoles d’application – l’Écoles des hautes études urbaines (EHEU) en 1919 et l’École nationale d’administration municipale (ENAM) en 1922 – ne parviendront à canaliser ses flux de migrations (Claude 2006). L’apparition de cette grande banlieue, enclavée et sous administrée, comptant près d’un million d’habitants dès 1921 et 500 000 de plus quinze ans plus tard, souligne l’exceptionnalité de la croissance parisienne qui, sans surprise, va s’accompagner dès l’entre-deux-guerres d’une crise urbaine majeure, appelée à devenir politique : la crise des « lotissements défectueux d’une France en morceaux », selon l’expression suggestive de l’historienne Annie Fourcaut, incarnée par plus de 700 000 nouveaux banlieusards venus peupler en masse des communes encore rurales dans les années 1920 et 1930 (Fourcaut 2000). Cette croissance des banlieues et le morcellement des territoires ont des répercussions immédiates sur les représentations, les sensibilités et les cultures politiques.

La peur des quartiers, des faubourgs et des banlieues populaires

L’explosion démographique et l’avènement de la métropole du Grand Paris au tournant du XXe siècle s’accompagnent d’un discours anxiogène, enraciné et sans cesse renouvelé, dont le registre n’est autre que celui de « la peur des banlieues » d’essence populaire, qui encerclent les capitales et menacent leurs beaux quartiers (Bonelli 1996). C’est aussi la représentation des « bas-fonds », de la marginalité des mœurs suburbaines et des lieux de l’immoralité et du crime qui imprègne les imaginaires citadins (Kalifa 2013). Depuis l’entrée de la ville capitale dans la modernité haussmannienne, s’ancre dans les représentations communes des quartiers populaires la figure des « apaches », symboles d’une jeunesse délinquante et réputée criminelle et sauvage, à laquelle sont associées les images des « colonies d’étrangers » peuplant la périphérie des centres urbains (Perrot 1979). L’urbaphobie a trouvé dans les faubourgs et les banlieues populaires son territoire favori d’expurgation (Baubérot et Bourillon 2009) : un territoire où se seraient réfugiés complotistes, anarchistes et ennemis en tout genre de l’ordre régalien impérial ou républicain (Monier 1998) : des « migrants indésirables » pour la plupart d’entre eux, devenus une catégorie d’action publique et une figure honnie du peuplement des villes et de leurs banlieues (Blanchard 2013).

Dans l’opinion de la France conservatrice, catholique et parisienne, farouchement anticommuniste, se diffuse, dès 1917 et l’avènement de la Révolution russe, l’idée que les faubourgs et les banlieues ont été livrés aux auxiliaires des puissances étrangères, et singulièrement aux « bolcheviks » du Parti communiste – Section française de l’Internationale communiste (SFIC), messianique, ouvriériste et soviétique (Cœuré 2007). L’image de banlieues ouvrières et populaires, radicalisées et en passe de faire sécession, s’est très largement diffusée au sortir de la Grande Guerre et dans les années 1920 et 1930. Le livre à succès du père Lhande, Le Christ dans la banlieue, ses émissions de radio, l’œuvre catholique, les Chantiers du cardinal, qui édifient des centaines d’églises avant-guerre dans les communes populaires du Grand Paris, obéissent à un seul et même mot d’ordre : évangéliser leurs habitants et enraciner l’église dans les nouveaux quartiers assujettis au « péril rouge » (Canteux 1996 ; Wilfert 1996). La reconquête des masses laborieuses est désormais un enjeu politique majeur, car civilisationnel, qui fait écho à l’attitude de ce nouveau Parti communiste cultivant l’image d’un entre-soi militant hégémonique arcbouté dans ses « bastions » de la banlieue rouge (Vezyroglou 2004).

Sans conteste, les représentations clivantes des territoires d’implantation du communisme ont marqué l’esprit de plusieurs générations d’observateurs sociaux, de réformateurs et d’acteurs politiques qui assistent impuissants à la montée en puissance de la SFIC, décrite comme un « parti de l’étranger » que va immortaliser l’affiche de « l’homme au couteau entre les dents », collée en 1919 sur les murs des communes des arrondissements de Saint-Denis et de Sceaux (Becker 1989) (figure 1). Même si la réalité est bien plus nuancée, c’est pourtant cette image d’un « nous » prolétarien, communiste et banlieusard, séditieux et menaçant l’ordre établi, qui va imprégner les représentations et les consciences de classe de la bourgeoisie comme du monde ouvrier, devenu central (Vigna 2012). « Le communisme, voilà l’ennemi ! » est une citation aujourd’hui célèbre prononcée le 22 avril 1927, à Constantine, par le ministre de l’Intérieur Albert Sarraut ; l’ennemi désigné est d’autant plus inquiétant pour la République qu’il est implanté dans les banlieues ouvrières encerclant la capitale (Brunet 1980 ; Girault 1977).

Des années 1880 aux années 1930, Paris perd sa place centrale dans l’imaginaire national des villes de France (Cohen 1999) ; sa banlieue est désormais indissociable des représentations et des évocations d’un plus grand Paris (Poisson 1956). De la « marginalité urbaine » naît en banlieue une nouvelle « identité culturelle », mémorielle et mythifiée, qui transcende les expériences composites de l’immigration tout en insufflant du lien social et communautaire, du consentement et de l’adhésion au socialisme, au communisme, au catholicisme social, au mutualisme, au syndicalisme ou à d’autres formes d’expériences collectives dont les banlieues ont été le terreau d’acculturation (Gérôme, Tartakowsky et Willard 1988).

Figure 1. Affiche du patronat du Grand Paris à la veille des élections législatives et municipales de 1919 en banlieue parisienne

© Archives départementales du Val-de-Marne (71J69).

Figure 2. Caricature publiée à un an de la victoire du Front populaire, le 31 mai 1935, dans le journal La Voix socialiste de la Banlieue-Est

La grande bourgeoisie des beaux quartiers de l’ouest parisien, terrorisée car assiégée par la figure d’un ouvrier géant, sorti des usines de la banlieue rouge et industrielle, partie à la conquête de la capitale et de ses institutions.
© Archives départementales du Val-de-Marne (71J70)

Patriotisme banlieusard versus domination des capitales

Pour saisir l’histoire des banlieues et le renouvellement profond de leur tissu social au cours de ses deux derniers siècles, il est essentiel d’apprécier les jeux d’échelle qui agrandissent les métropoles et étirent leurs périphéries (Bourillon et Fourcaut 2012) ; celles-ci s’étendent des quartiers faubouriens de la « petite banlieue » annexée sous le Second Empire à Paris (passant de douze à vingt arrondissements) aux banlieues populaires des zones pavillonnaires et des cités HBM puis HLM des années 1920 aux années 1960 (Vadelorge 2014). Le croisement des échelles et ses effets de zoom montrent, aux regards des migrations et des déplacements pendulaires du travail, qu’il n’y a pas de capitale sans banlieue et réciproquement de banlieue sans capitale à servir, subvertir et conquérir. L’histoire de l’annexion de 1859 est à ce titre exemplaire de ce que peut révéler un acte discrétionnaire de fusion de villes de banlieues. L’attachement au territoire municipal est une réalité encore palpable aujourd’hui, à l’image de cette France contemporaine « criblée » de petites communes qu’aucune réforme n’a permis de supprimer. Dans la capitale, sous le Second Empire, aucune fièvre révolutionnaire ne viendra pourtant entraver la disparition des onze communes annexées, de Belleville à Bercy, de La Villette à Passy, de Charonne à Auteuil. Cet épisode reste à ce titre exceptionnel dans l’histoire des communes de banlieues, dont les annales attestent au contraire de la vitalité de l’esprit municipal face aux emprises de la grande ville (Bellanger 2024a).

L’histoire du Grand Paris, au diapason des autres métropoles régionales (le Grand Lyon, le Grand Lille, le Grand Bordeaux, etc.), met en lumière le rapport ambivalent à la centralité métropolitaine qui n’a jamais cessé de se déplacer et de se diluer (Bellanger 2024b). Le poids des frontières symboliques et physiques que tracent les fortifications, les percées des voies de chemins de fer, les barrières de l’octroi jusqu’à leur suppression en 1943, ou encore les tranchées des canaux, des autoroutes et des rocades périphériques, est une réalité qui a marqué l’histoire urbaine et politique des banlieues, mais ces frontières qui ont scindé les quartiers de banlieue n’ont jamais été totalement immuables. Elles ont pu, au contraire, être transcendées lorsque des communes suburbaines sont devenues, elles aussi, des modèles d’innovation sociale, de création culturelle et d’agentivité appelés à se répandre au-delà de leur territoire d’origine. Les banlieues ont été et sont encore aujourd’hui de petites capitales avec leur centre de gravité et de rayonnement qui, liés les uns aux autres, dessine une polycentralité, ramifiée à un maillage administratif, politique et économique ancien, celui des chefs-lieux de département, d’arrondissement et de canton, celui également des centres industriels, touristiques, tertiaires et commerciaux.

Les banlieues sont constitutives des grands bouleversements urbains et économiques. À la différence des quartiers historiques et centraux des « villes mères » remontant à l’époque médiévale, leur histoire est celle de territoires neufs, dont la trajectoire a été guidée par l’industrialisation et l’urbanisation des métropoles. Si les communes de banlieues sont particulièrement sensibles à la conjoncture et à ses effets sur leur peuplement, un trait singulier les caractérise : la recherche d’ancrage et plus encore la valorisation d’un « patriotisme de clocher », qu’il soit à « base de classe », à l’image de Bobigny-la-Rouge, ou d’entre-soi affinitaire bourgeois ou gentrifié (Collet 2015 ; Fourcaut 1986 ; Pinçon et Pinçon-Charlot 2003). « Chacun chez soi », certes, mais unis également lorsqu’il le faut pour défendre la petite patrie (Margi 1993). Ce localisme pourrait surprendre au regard de l’histoire sociale des banlieues, composées dans leur immense majorité d’habitants sans attache familiale et déracinés. Ce sont pourtant parmi ces migrants, qu’ils soient bretons, espagnols ou venus d’ailleurs, que la revendication d’être d’ici (c’est-à-dire d’une banlieue qui les a accueillis et où ils se sont posés seuls ou en famille) peut être la plus forte, à l’image de l’attachement que peuvent porter de nombreux habitants à leurs quartiers communautaires et populaires : la petite Espagne, la petite Italie, la petite Arménie, la cité, le lotissement, le territoire d’accueil et d’adoption. Sur le sujet, la littérature de témoignage est florissante et nous ne citerons que le récit de Cavanna, enfant de la « ritalie nogentaise » (Cavanna 1978).

L’autochtonie n’est certes pas en tout lieu hégémonique (Retière 2003), mais cet attachement au territoire est particulièrement prégnant parmi les représentants de ces banlieues (mandataires des conseils municipaux, des associations locales, des organisations sociales, des églises paroissiales, etc.), car il fait écho à un sentiment historique de relégation et de discrimination, toujours en vogue au XXIe siècle. Ce ressentiment historique des banlieues éprouvé à l’encontre de l’État et de la Ville de Paris, représentée par un pouvoir préfectoral omnipotent (jusqu’en 1977 et l’élection de son premier maire), n’est que la traduction des relations tumultueuses que les capitales parisienne et régionales ont entretenues avec leurs « territoires servants » (Fourcaut et al. 2007).

C’est en grande partie cette opposition aux villes centres, perçues comme hégémoniques et sans égard pour les communes suburbaines, qui a renforcé le « patriotisme communal » banlieusard. À lire les élus, Paris et ses préfectures auraient de fait « colonisé » la banlieue après l’avoir partiellement annexée une première fois en 1859, puis de nouveau en 1919 en intégrant au territoire parisien la zone militaire et ses fortifications (1 220 hectares, Backouche 2019). Cette réalité expansionniste devient le leitmotiv des ligues de défense de la banlieue et de leur organe de presse le plus lu, Le Journal de Saint-Denis, créé en 1889. Élu socialiste, natif et maire de Champigny au début du XXe siècle, Albert Thomas incarnera lui aussi le discours émancipateur des banlieues contre l’impérialisme des capitales étatiques. Selon ses dires, Paris se serait ainsi conduite comme une « Cité-Empire », imposant sa loi aux banlieues (Thomas 1908). Les faits lui donnent raison : les immeubles haussmanniens des capitales ont été élevés grâce au creusement de carrières souterraines dans de nombreuses communes suburbaines, fragilisant leur fondation (plus de 4 000 hectares de carrières sont recensés en première et deuxième couronnes) (Faytre et Gaucher 2024). Quant aux terres d’épandages, où se sont déversées les eaux usées de Paris, elles devaient nourrir plus de 5 000 hectares de terres agricoles et maraîchères de la banlieue verte avant que la culture y soit interdite pour des raisons sanitaires liées à la pollution des sols (Bellanger et Pineau 2013). D’autres faits historiques peuvent être convoqués, à l’image des cimetières extra-muros de la capitale, de ses dépôts de mendicité, de ses usines de traitement des ordures ménagères, de ses centrales à gaz, ou encore de ses cités HLM réalisées en banlieue, sans le consentement de leurs habitants.

Figure 3. Plan de la ville de Pantin en 1899

La ville de Pantin est l’une des cités de banlieue les plus exposées aux emprises parisiennes. À la percée du canal de l’Ourcq qui scinde son territoire au début du XIXe siècle s’ajoute l’ouverture du chemin de fer, qui renforcera son morcellement ainsi que l’implantation du cimetière extra-muros parisien étendu sur près de 100 hectares, qui entravera son développement urbain. Pantin perdra également en 1919 le territoire de la zone fortifiée rattachée à la ville de Paris.
© Ville de Pantin, Archives municipales (cote : 4Fi3).

Territoires du changement social, laboratoires du politique

Le contentieux Paris-banlieues est historique et mémoriel. Il ne doit pas cependant masquer une autre réalité, moins manichéenne et plus contrastée. Albert Thomas, avant qu’il ne devienne la figure tutélaire du réformisme international, avait en 1908 soumis à ses concitoyens une vision plus réaliste de la vie métropolitaine :

La vie de nos communes est maintenant toute mêlée au travail de la capitale. Nous avons ses besoins : il nous faut, comme à Paris, l’eau, le gaz, les transports, l’électricité. Nous voulons être en permanent contact avec la métropole qui prend la moitié de nos forces. Que nous le voulions ou non, nous sommes une partie de la Cité-Empire [1].

La « revendication d’égalité » que réclament les représentants des communes de banlieues de la fin du XIXe siècle à nos jours s’accompagne d’un sens du pragmatisme qui va renverser les rapports de force et transformer les territoires suburbains en lieu d’expérimentation et d’invention sociale [2]. Très loin de l’image du ghetto et du séparatisme, les municipalités de banlieues s’érigent en modèle de gouvernement intercommunal sous l’égide d’une figure tutélaire de la banlieue : Henri Sellier, maire de Suresnes, président du « Grand Paris » et fondateur de cités-jardins, d’offices publics de lutte contre le chômage et de dispensaires antituberculeux (Coudroy de Lille 2013). Cette centralité de la banlieue, laboratoire de l’action politique, repose sur de grands chantiers d’urbanisme et sur des politiques sociales exemplaires qui vont marquer l’histoire, la mémoire et la sensibilité des banlieusards des villes rouges, socialistes ou communistes. Leurs témoignages nous rappellent ce qu’ont pu représenter dans leur itinéraire la colonie de vacances, l’habitation à bon marché, le centre de santé ou le conservatoire et le théâtre : quatre politiques publiques banlieusardes, d’essence municipale, qui démocratisaient le droit aux loisirs, le droit au logement, le droit à la santé et le droit à la culture.

Figure 4. Affiche de 1937 de la municipalité communiste d’Ivry-sur-Seine

L’affiche invite les familles de la commune à participer, devant l’hôtel de ville, à la grande kermesse annuelle en l’honneur de la colonie de « vacances populaires enfantines »
©Archives municipales d’Ivry-sur-Seine.

Le bonheur est donc aussi en banlieue. Il y est même installé depuis longtemps, si l’on s’attarde sur les sources iconographiques et filmographiques qui mettent en lumière son histoire (Fourcaut 1999). Le livre de l’historien Fabrice Langrognet, Voisins de passage, donne ainsi à découvrir la manière dont les habitants d’un immeuble de la Plaine-Saint-Denis, des années 1880 aux années 1930, ont pu tisser entre eux des liens sociaux et culturels, plus ou moins intenses, chaleureux ou conflictuels, des liens qui définissent aussi les contours de leurs appartenances au monde des banlieues et de leurs classes populaires, d’origine provinciale, étrangère ou coloniale (Langrognet 2024).

La vie en banlieue a aussi pu être vécue comme une expérience brutale et amère. Les violences dites « urbaines » ont une histoire qui les lie aux quartiers, aux faubourgs et aux banlieues populaires, où se sont cristallisées aux XXe et XXIe siècles des luttes contre la vie chère, pour la préservation de l’emploi, contre les violences policières ou patronales, contre les discriminations raciales et pour la reconnaissance de droits sociaux, politiques et civiques (Kokreff 2025). Qualifiées d’« émeutes » depuis les années 1920 et la montée en puissance du péril rouge (300 mairies communistes en 1935 contre 70 en 1925), identifié à l’avènement de « contre-sociétés » séditieuses, ces conflictualités témoignent de l’ancrage des mobilisations sociales et des soulèvements populaires, spontanés ou organisés, dans les territoires d’enracinement et de manifestation de la classe ouvrière (Pigenet et Tartakowsky 2012).

La radicalisation des expressions politiques et des engagements n’est cependant pas le quotidien de la vie ordinaire et intime des familles des quartiers populaires, comme l’atteste la vitalité des manifestations récréatives, artistiques et festives qui ont marqué les annales des villes de banlieue (Jacquet et Mordillat 2005). Depuis l’avènement des communes suburbaines, cet art de vivre et ces fêtes populaires – qu’elles soient municipales, religieuses, associatives, communautaires ou politiques – célèbrent le territoire et ses habitants (Csergo 2004 ; Gérôme et Tartakowsky 1988). En banlieue, ces expressions du bien-être font oublier les redondances sémantiques et médiatiques de la « mise au ban », souvent assignées aux quartiers populaires (Faure 2006). Elles soulignent surtout l’importance du lien social et des sociabilités qui aident à supporter les épreuves du déracinement et des crises, dont l’une des plus rudes et durables fut sans conteste celle marquant la fin de l’âge d’or de la ville industrielle. En banlieue s’entrecroisent l’« histoire d’ici » et « l’histoire monde » : « ce monde écrit de main d’homme comme une lettre à l’avenir », insistait le poète Jean Marcenac, en 1974, en couverture du premier guide touristique du nouveau département de la Seine-Saint-Denis.

Figure 5. Premier guide touristique du Conseil général et de la préfecture de la Seine-Saint-Denis, publié en 1974

Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, Guide de la Seine-Saint-Denis, département et préfecture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, 1974.
© Département de la Seine-Saint-Denis, archives départementales.

Pour en découvrir davantage : « Banlieues chéries », exposition au Musée national de l’histoire de l’immigration – Palais de la Porte Dorée, du 11 avril au 17 août 2025.

Bibliographie

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To cite this article:

, « Banlieues populaires, « banlieues chéries » : imaginaires, révolutions et réalités sociales du XIXe siècle à nos jours », Metropolitics, 9 April 2025. URL : https://metropolitics.org/Banlieues-populaires-banlieues-cheries-imaginaires-revolutions-et-realites.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2155

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