La France s’enfonce jour après jour dans une crise du logement paradoxalement aussi durable qu’aiguë. Selon la Fondation pour le logement des défavorisés, 4,2 millions de personnes sont mal logées et plus de 10 millions sont en situation de fragilité. Les locataires sous le seuil de pauvreté consacrent aujourd’hui 37,6 % de leurs revenus à leur logement, et ce dernier est devenu le premier poste de dépenses pour l’ensemble des Français. La construction de logement social tourne au ralenti malgré les 2,7 millions de ménages en attente d’un logement social, selon l’USH en 2024. Selon les Notaires de France, en 2023, le pouvoir d’achat immobilier en France métropolitaine a diminué de 25 m² par rapport à 1999.
Alors que l’accès au logement n’a jamais été aussi difficile, le nombre de nouvelles constructions est au plus bas depuis vingt-cinq ans. Il connaît un net recul depuis 2022 avec une chute de 30 % pour le logement libre entre 2022 et 2023, qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Le marché régulé ne se porte pas mieux : 85 300 logements sociaux nouveaux ont été agréés en 2024, et il faudrait donc théoriquement trente années de production à ce rythme pour répondre aux seuls demandeurs inscrits à ce jour. Les bailleurs sociaux comme les promoteurs voient leur modèle économique fragilisé, et les faillites de sociétés de promotion immobilière en particulier ont triplé entre 2023 et 2024.
Notre système de production de logement privée s’effondre ainsi au moment même où nous semblons en avoir le plus besoin. De nombreuses voix s’élèvent alors pour venir en aide au secteur de la promotion immobilière par l’intermédiaire d’incitations fiscales, d’un nouveau statut de bailleur privé, ou encore de la mise en pause de réglementations environnementales.
Mais ces réactions appelant à des mesures d’urgences face à la crise font preuve d’une certaine cécité quant à ses causes profondes. Appuyé sur une série de missions de conseils aux promoteurs immobiliers et sur une expérience d’urbaniste au cœur des modèles économiques de la fabrique de la ville (Rottmann 2025), cet article éclaire les logiques structurelles de l’actuelle « crise du logement », pour poser une question de fond : avons-nous, collectivement, intérêt à sauver les promoteurs immobiliers ?
Que fait un promoteur immobilier ?
Schématiquement, l’activité d’un promoteur immobilier consiste en trois grandes étapes : l’identification et l’acquisition d’un terrain, la vente de l’immobilier projeté sur ce dernier et la réalisation de l’opération de construction. À chacune de ces étapes, ce dernier apporte une compétence utile et porte une part du risque commercial et opérationnel.
La première étape d’identification et d’acquisition du foncier est le nerf de la guerre. Les promoteurs se trouvent souvent en concurrence les uns avec les autres pour acheter un terrain donné. Celui qui est en mesure de faire la meilleure offre l’emporte, le propriétaire étant principalement guidé par la plus-value potentielle.
Pour établir le prix d’acquisition, un promoteur utilise un mécanisme nommé compte à rebours. Il estime tout d’abord le nombre et le prix des logements qu’il peut construire sur ce terrain, ce qui détermine son chiffre d’affaires. Il en déduit ensuite les frais de commercialisation, ses honoraires, les frais financiers et le coût de la construction des logements. La somme restante constitue le prix auquel le promoteur peut acheter le terrain tout en réalisant une opération rentable.
Afin de proposer le prix le plus élevé possible, il dispose de deux leviers principaux, souvent activés ensemble. Il peut d’abord augmenter son chiffre d’affaires prévisionnel, en proposant une opération plus dense ou en vendant les logements plus chers. Il peut également réduire les coûts de construction et donc aussi, au-delà d’un certain seuil d’optimisation rapidement atteint, la qualité des logements construits.
Ce mécanisme opère ainsi comme une incitation à la densification et à la hausse des prix de sortie des logements. Tous les promoteurs s’en plaignent parce qu’ils ont de plus en plus de difficultés à commercialiser des logements aux prix auxquels ils le proposent. Mais tous y participent en modélisant les prix de sortie les plus hauts possibles dans l’espoir de gagner l’enchère foncière. Dans un contexte de relative rareté foncière, ce mécanisme est le principal responsable de la hausse continue du prix de l’immobilier, ce dernier se répercutant ensuite dans le marché du logement ancien par un effet de référence.
Une telle inflation peut perdurer jusqu’à ce que les prix dépassent un plafond au-delà duquel les ménages n’arrivent plus à les acheter. Dans ce cas, et de manière cyclique, le marché connaît une forte déprise. La crise que nous connaissons aujourd’hui débute ainsi en 2022, lorsque après une période faste de vingt ans de taux de crédit bas qui ont solvabilisé les acquéreurs, ces derniers sont devenus trop nombreux à ne plus pouvoir acheter les logements au prix où ils étaient proposés. Les promoteurs se retrouvent alors dans l’incapacité de vendre quantité de terrains et même d’immeubles construits. Après avoir été les principaux acteurs et bénéficiaires de la hausse des prix de l’immobilier, ils en pâtissent directement.
Fausses solutions et vrais problèmes
Les entreprises du secteur immobilier se mobilisent aujourd’hui autour de plusieurs revendications, dont nous détaillerons ici les deux plus importantes : réduire la taille et la qualité des logements, et solliciter l’aide de la puissance publique pour solvabiliser les acteurs du marché.
Quand un promoteur s’aperçoit que son bilan « ne tourne plus », c’est-à-dire qu’il n’arrive pas à vendre les logements assez chers pour couvrir l’ensemble des frais et dégager une rémunération, son premier réflexe est de chercher des marges d’optimisation. Dans un article du Monde du 16 janvier 2025, Fabrice Aubert, directeur général adjoint de Nexity, parle en ce sens d’une « approche par la compacité », autrement dit la réduction des surfaces moyennes par logement. Le problème est que ces marges ont déjà fortement baissé avant la crise. Ainsi, les surfaces moyennes des logements collectifs neufs, qui étaient d’environ 70 m² en 2002, ont progressivement diminué pour atteindre 57,73 m² en 2017 (Dutheil et al. 2021). Non seulement ce volet d’optimisation a déjà été utilisé, mais il a été opéré dans les phases de boom immobilier où justement les prix montaient.
Dès lors, l’option restante est de demander l’aide de la puissance publique. Celle-ci passe principalement par l’appel au retour des dispositifs de défiscalisation de l’investissement locatif, pourtant qualifiés de « drogue fiscale » par l’ancien ministre du Logement, Patrice Vergriete. Ces dépenses fiscales sont coûteuses pour l’État : de l’ordre de 50 000 euros par logement Pinel, selon la Cour des comptes. Ce montant interpelle d’autant plus une fois comparé aux 38 655 euros de subventions nécessaires en moyenne pour la construction d’un logement social de type PLAI en 2017 (Dallier 2019). Les dispositifs de défiscalisation de l’investissement locatif ne bénéficient, par définition, qu’aux ménages aisés qui peuvent ainsi faire baisser leur niveau d’imposition : 69 % des bénéficiaires sont issus du dernier décile des revenus (Cour des comptes 2024). Par ailleurs, les dispositifs de défiscalisation aboutissent à une production de logements peu qualitatifs et souvent mal situés par rapport à la demande et aux transports en commun, car leurs acheteurs cherchent d’abord une rentabilité et non une réponse à un besoin propre de logement. Enfin, et ce n’est pas là leur moindre défaut, ces dépenses fiscales visent à accroître la solvabilité de la demande et à stimuler ainsi la hausse continue des prix de l’immobilier qui, à l’inverse, devrait être combattue pour mieux répondre aux besoins des ménages.
De manière plus structurelle, et, tout au long de leur histoire, il est important de rappeler que les promoteurs n’ont été en mesure d’apporter qu’une réponse partielle au besoin en logements (Lescure 1983). Leur modèle économique les conduit, en effet, à ne développer qu’une offre de logements neufs, situés dans les zones en tension, au sein d’opérations d’une certaine densité et taille. Ils ne sont donc pas en mesure d’intervenir dans des territoires aux prix immobiliers trop bas, comme c’est le cas d’un grand nombre de petites villes. Pourtant, c’est ici que l’apport de nouveaux logements adaptés aux besoins des ménages permettrait justement d’enclencher une dynamique de développement urbain positive. De la même manière, ils ont aussi les plus grandes difficultés à opérer le travail de dentelle nécessaire pour refaire la ville sur la ville ou traiter l’habitat ancien dégradé.
Le foncier trop cher, un frein à l’émergence de modèles alternatifs
Par son rôle central dans la hausse du prix du foncier, la promotion immobilière asphyxie une série de propositions qui serviraient davantage l’intérêt général, qu’il s’agisse du logement social, du Bail réel solidaire, de l’autopromotion, de l’habitat coopératif ou même de la construction de maisons individuelles. Ces alternatives se heurtent aux prix de terrain gonflés par l’enchère foncière des promoteurs, sans disposer de modèles économiques leur permettant de la remporter face à ces derniers.
De fait, ces trente dernières années, le prix du foncier a été multiplié par trois dans les zones tendues (Trannoy et Wasmer 2022). Les statistiques sur la richesse nationale montrent que la valeur du patrimoine détenu par les ménages, les entreprises et l’État, calculée en année de PIB, est passée de quatre à cinq années entre 1980 et 2000 pour atteindre neuf années en 2022 (Fontaine et al. 2023). Cette création de richesse considérable s’explique quasi intégralement par la hausse du prix des terrains et de l’immobilier et se trouve captée par la frange la plus aisée de la population, aux dépens du droit au logement.
Le rôle des pouvoirs publics est, à ce titre, particulièrement ambigu. D’une part, le patrimoine de l’État et des collectivités est valorisé par la hausse du foncier et de l’immobilier, la rentabilité des opérations de cessions étant ainsi favorisée par la création de valeur engendrée par les promoteurs immobiliers. De même, les recettes des collectivités dépendent directement des droits de mutation et en l’occurrence de la valeur des transactions sur les marchés de l’immobilier. D’autre part, le renchérissement du logement a des conséquences économiques et sociales majeures, en matière de droit au logement, mais aussi de difficulté des entreprises à recruter. Ces impacts ne sont pas pris en compte au travers d’une stratégie globale, la puissance publique continuant de percevoir ces enjeux de manière silotée.
Privilégier la relance de la production non marchande du logement
L’urgence n’est donc pas de relancer la promotion immobilière, mais, au contraire, de réorganiser en profondeur la façon dont nous produisons du logement en France, notamment en nous questionnant sur les acteurs les plus à même de répondre au besoin social en logement. C’est en cela qu’il est nécessaire de revenir sur certains impensés et de mettre en doute le caractère indispensable de certaines solutions.
Si les promoteurs immobiliers ont acquis au cours des cinquante dernières années un pouvoir structurel (Pollard 2018), il n’en a pas toujours été ainsi. Ce métier est d’ailleurs d’invention récente à l’échelle de l’histoire de nos villes : on peut dater ses prémices à Paris à partir de 1852 avec la création du crédit foncier (Lescure 1983). Il a aussi fréquemment changé de modèle au fil du temps, et a été jusqu’à disparaître sur la première moitié du XXe siècle, principalement car les détenteurs de capital ont trouvé d’autres investissements disposant d’un couple rendement-risque plus intéressant, comme les emprunts d’État ou de financement d’infrastructures (ibid. 1983). Contrairement au discours porté par une partie de la profession, le logement n’a jamais constitué un marché libre et non faussé, mais s’inscrit dans un système d’acteurs au sein duquel la rentabilité du capital mobilisé pour la promotion immobilière n’est assurée que par la présence, dans ce même système, d’autres acteurs : propriétaires occupants et puissance publique (Topalov 1987).
Parmi les pistes qu’il est possible d’explorer pour changer profondément le système de production du logement, un principe de bon sens consisterait ainsi à lier chaque soutien financier public à la contrepartie d’un actif durable. Il peut s’agir d’un logement social dont le modèle de financement, public, permet de répondre durablement au besoin identifié par la politique du logement. Contrairement à un logement privé soutenu par l’État via un dispositif de défiscalisation, ce même logement social constitue un actif socialisé. Il génère ainsi un revenu pour la sphère publique qui lui permet d’investir par la suite dans de nouveaux logements. Dis autrement, il s’agit de faire travailler le capital public pour le bénéfice public.
Cette logique vaut également pour les Organismes de foncier solidaire qui achètent le foncier sur lequel est accordé un Bail réel solidaire. Ces terrains restent durablement dans la main d’acteurs non marchands, qui ont pour objet social de produire et de maintenir une offre abordable de logements. Il s’agit d’un investissement de long terme au service d’une (re)communalisation du sol.
Une politique du logement sans promoteur immobilier n’est donc pas seulement possible, elle est souhaitable. En ces temps de crise, la vraie urgence est d’engager cette redirection du marché du logement et de sa production au bénéfice de ses habitants, qu’ils soient locataires, propriétaires occupants et éventuellement coopérants ou bénéficiaires d’un Bail réel solidaire, et ainsi de servir l’égalité sociale et la soutenabilité de notre habitat terrestre.
Bibliographie
- Cour des Comptes 2024. L’Aide fiscale à l’investissement locatif Pinel.
- Dallier, Philippe. 2019. Les Sources de financement du logement social, Rapport d’information n° 731 (2018-2019).
- Dutheil, Pauline et Rabaté, Samuel. 2021. Nos logements, des lieux à ménager. Étude sur la qualité d’usage des logements collectifs construits en Île-de-France entre 2000 et 2020, Idhéal Recherche.
- Fontaine, Gabriel et Bidaud, Fabrice. 2023. Quatre décennies de patrimoine et d’endettement en France, Bulletin de la Banque de France, n° 248/8.
- Lescure, Michel. 1983. Immobilier et bâtiment en France (1820-1980) : histoire d’une filière, Paris : Hatier, Profil 1012.
- Pollard, Julie. 2018. L’État, le promoteur et le maire : la fabrication des politiques du logement. Paris : Presses de Sciences Po.
- Rey-Lefebvre, Isabelle. 2024. Halte à la spéculation sur nos logements ! Les solutions pour habiter à nouveau les villes, Paris : Rue de l’Échiquier.
- Rottmann, David. 2025. Faire la ville sans les promoteurs immobiliers ? Réparer ou remplacer un modèle en crise ?, Rennes : Apogée.
- Timbeau, Xavier. 2013. « Les bulles “robustes” », Revue de l’OFCE, n° 128, p. 277.
- Alain Trannoy et Étienne Wasmer. 2022. Le Grand Retour de la terre dans les patrimoines et pourquoi c’est une bonne nouvelle !, Paris : Odile Jacob.
- Topalov, Christian. 1987. Le Logement en France. Histoire d’une marchandise impossible, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.