Skip to main content
Commentaires

Une esthétique de la joie ?

Saisir la singularité de l’expérience esthétique architecturale

Croisant les discours de philosophes et d’architectes sur l’expérience esthétique avec l’analyse de bâtiments, le livre de Céline Bonicco-Donato esquisse une théorie de l’expérience architecturale. Il déploie la notion de « joie d’être à sa place » et souligne l’importance du corps dans sa manifestation émotionnelle.

Recensé : Céline Bonicco-Donato, {Se mouvoir et être ému. L’expérience esthétique en architecture}, Marseille, Parenthèses, coll. « Eupalinos », 2024.

Voici un livre qui répond à une question que chacun·e a déjà pu se poser : qu’est-ce qui suscite les émotions singulières que l’on ressent dans certains bâtiments ? Cette interrogation est au cœur de l’ouvrage, qui analyse les expériences esthétiques suscitées par les édifices architecturaux [1]. Le propos est issu du mémoire d’habilitation à diriger des recherches de l’autrice, Céline Bonicco-Bonato, philosophe, enseignante à l’École nationale supérieure d’architecture (ENSA) de Grenoble et chercheuse au Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain (CRESSON) du laboratoire Ambiances, Architectures, Urbanités (AAU).

Bien que savant, le livre est susceptible d’intéresser tous·tes les personnes désirant décrypter leurs perceptions, sensations et émotions architecturales. Il se réfère à un corpus de bâtiments variés et donne la parole à des architectes – Vitruve, Alberti, Le Corbusier, Auguste Perret, Aldo Rossi, Henri Gaudin, Junya Ishigami… – mais aussi à des philosophes, parmi lesquels Kant, Hegel, Benjamin, Schopenhauer, Wölfflin et Shusterman. Le propos s’adresse autant aux architectes qu’aux philosophes en proposant de réconcilier ces deux disciplines : il propose de dépasser « une certaine compréhension philosophique de l’expérience esthétique […] trop réductrice » (p. 10), car fondée sur l’appréhension des œuvres d’art. L’architecture, sujette à une attention « distraite », tributaire des usages auxquels elle doit répondre et des conditions matérielles de sa production, apparaît comme un « objet esthétique impur » et un « objet artistique imparfait » (p. 15) vis-à-vis des cadres d’analyse de la philosophie esthétique tels qu’ils ont été posés par Kant dans la Critique de la faculté de juger (1790). À l’inverse des artefacts artistiques, l’architecture « ne va jamais de soi » puisqu’« on la perçoit toujours en ayant l’idée de sa fonction et jamais à partir d’elle-même », ce qui « constitue le principal obstacle sur lequel butent les théories esthétiques » (p. 70). À partir de ce constat, l’ouvrage montre que penser l’expérience esthétique de l’architecture peut enrichir la philosophie, précisément parce que les bâtiments procurent des sensations et des affects singuliers en raison de leur caractère contingent, conditionné et situé.

Les singularités de l’expérience esthétique architecturale

L’ouvrage croise deux questions directrices : quelle est la singularité de l’expérience esthétique architecturale ? Et qu’apporte-t-elle à la philosophie esthétique ? La première est abordée à travers plusieurs descriptions minutieuses et sensibles de lieux précis : la maison des Charmettes, séjour de Rousseau à Chambéry [2] ; le temple d’Héra à Sélinonte (Sicile) ; la basilique Sainte-Sophie à Istanbul ; le cimetière Saint-Pancrace de Roquebrune-Cap-Martin (Marc Barani, 1992) ; le Rolex Learning Center de Lausanne (Sanaa, 2010) ; et l’église Notre-Dame du Raincy (Auguste Perret, 1923). Ces passages permettent de saisir, avec une certaine poésie, la manière dont l’autrice expérimente concrètement les notions qu’elle mobilise : perception multifocalisée, pluralité sensorielle, convenance, atmosphère, rythme et durée. L’expérience esthétique de l’architecture est ainsi décrite comme la conjugaison de perceptions et de sensations multiples, évaluée au prisme de l’« accord […] de la vie humaine avec l’ordre des choses » (p. 104), de l’appréciation subjective des qualités matérielles des espaces, et comme un continuum cohérent saisi à travers la déambulation et l’usage des lieux.

Loin d’être un frein à l’expérience esthétique architecturale, l’usage est donc appréhendé comme l’une de ses conditions : « Il ne suffit pas de se représenter la destination d’un bâtiment pour l’apprécier : il faut le pratiquer. […] Aussi longtemps que l’on demeure à l’extérieur du bâtiment, notre expérience n’est pas à proprement parler architecturale. Il faut entrer et marcher » (p. 24‑25). C’est en explorant cette caractéristique propre aux bâtiments que Bonicco-Donato isole la singularité de l’expérience de l’architecture pour enrichir la philosophie esthétique. Pour l’autrice, l’expérience esthétique architecturale se caractérise par l’expérience incarnée [3] : « Ce sont les mouvements du corps qui viennent lier les différents espaces en les fondant les uns dans les autres […] grâce à la mémoire affective qu’il en garde. […] Ainsi ne peut-on vivre une expérience esthétique de l’église du Raincy qu’après l’avoir parcourue et à l’intérieur et à l’extérieur, et l’atmosphère générale éprouvée, lorsqu’on retournera dans l’édifice, ne viendra pas annuler les atmosphères liées à telle ou telle spatialité mais simplement les colorer, en invitant à les vivre avec plus de profondeur » (p. 194‑195). Elle établit une analogie entre les aménagements spatiaux et les dynamiques corporelles, les premiers étant susceptibles d’engendrer des émotions par transposition entre des dispositifs extérieurs et des dispositions intérieures (p. 120‑123).

Parmi ces émotions, il en est une qui singularise l’expérience esthétique de l’architecture : le « sentiment d’être à sa place » (p. 114). Au fil de la démonstration, l’autrice jette les bases d’une esthétique de la « joie », entendue comme « un sentiment profond de satisfaction qui, pour engager tout [s]on être, n’en est pas nécessairement tonitruant ou exubérant » (p. 116). Ce « sentiment esthétique inédit, réhabilitant le corps et la vie ordinaire » (p. 152) n’est pas lié « à des rythmes spatiaux qui seraient exclusivement allègres et euphorisants, mais à l’expérience d’une porosité entre le corps et le monde par le biais de l’espace architectural » (p. 197). Lorsque l’édifice fait à la fois écho à son contexte territorial et au style de vie de celles et ceux qui en ont l’usage, il devient propice à cette expérience esthétique singulière.

Des expériences esthétiques plurielles, des architectures émancipatrices ?

Tous les bâtiments n’offrent pas une telle expérience esthétique. D’une part, les monuments, porteurs d’une charge historique ou symbolique, n’ont pas grand-chose à voir avec cette esthétique de la joie liée à la force des habitudes et à la quotidienneté des usages. D’autre part, en décrivant ce qui fonde la jouissance à « vivre l’architecture » (p. 225), Bonicco-Donato décrit en creux les espaces qui ne méritent pas d’être qualifiés ainsi : « la joie d’être à sa place permet […] de distinguer plusieurs espaces construits, en réservant le terme d’architecture à ceux qui nous les font éprouver, à l’exclusion des non-lieux et des lieux fantasmagoriques » (p. 231). Cette dimension normative du propos est revendiquée au nom de la force émancipatrice de l’architecture. Certains espaces, en permettant à chacun·e de faire l’expérience de ce que pourrait être la qualité de la vie ordinaire, pousseraient à revendiquer une telle qualité en tous lieux : « […] si, dans l’expérience de l’architecture, l’art peut se démocratiser, ce n’est pas au prix d’un affadissement de sa dimension esthétique, […] mais de son approfondissement » (p. 233).

Cette conclusion soulève plusieurs questions. L’ouvrage nous montre à quel point les critères permettant « de comparer et d’évaluer des espaces en fonction de leur capacité à faire vibrer l’usager au rythme du monde » (p. 221) sont ancrés dans des subjectivités affectives et pathiques qu’on ne saurait naturaliser. Une pluralité d’expériences esthétiques de l’architecture doit donc coexister au sein d’une société : est-ce à dire qu’une multiplicité de normativités spatiales peut s’y déployer ? L’architecture gagne-t-elle, en tant que milieu théorique et pratique, à n’être reconnue en tant que telle que sous conditions [4] ? Et surtout, qui dispose des moyens de faire reconnaître ses critères normatifs à autrui, en dépit du fait qu’ils soient forgés dans une expérience réalisée à l’échelle de son seul « corps ému » ? Étudier la fabrique des goûts à partir de la singularité de l’expérience esthétique de l’architecture permettrait d’aborder ces questions. Éprouver la « joie d’être à sa place » représente en effet sans doute une expérience d’autant plus précieuse que les individus sont en butte à des formes de domination aliénantes. On peut alors voir dans l’architecture, en prolongeant le propos de Bonicco-Donato, un préalable à l’exercice critique et au désir d’émancipation. C’est peut-être à travers cet enjeu que la théorie esthétique de la joie pourrait rejoindre une théorie de l’émancipation.

Make a donation

Support Metropolitics!

Donate

To cite this article:

, « Une esthétique de la joie ?. Saisir la singularité de l’expérience esthétique architecturale », Metropolitics, 2 June 2025. URL : https://metropolitics.org/Une-esthetique-de-la-joie.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2175

See also

Other resources online

Newsletter

Subscribe to the newsletter

Subscribe

Submit a paper

Contact the editors

Submit a paper
Centre national de recherche scientifique (CNRS)
Journal supported by the Institut des Sciences Humaines et Sociales (Institute of Human and Social Sciences) of the French National Center for Scientific Research (CNRS)

Partners