Skip to main content
Terrains

Şanlıurfa, ville de prophètes et de tourisme

Depuis les années 1990, l’État turc tente de reconquérir les régions kurdes sur le plan militaire, économique mais aussi culturel. À partir du cas de Şanlıurfa, Julien Boucly met en lumière un consensus néolibéral implicite sur la patrimonialisation et la mise en tourisme des centres historiques.


Dossier : À l’ombre d’Istanbul : les transformations territoriales de la « province » turque

À la suite du coup d’État militaire de 1980, la séculaire cité d’Urfa devient Şanlıurfa, littéralement Urfa « la Glorieuse ». Comme ses voisines Gaziantep et Kahramanmaraş, et par opposition à sa capitale régionale Diyarbakır (Amed en kurde), la métropole de Şanlıurfa est ainsi décorée afin de célébrer les « partisans du mouvement de résistance » ayant délogé les envahisseurs français le 11 avril 1920.

Dans le cadre du « Projet de l’Anatolie du Sud-Est » (GAP) – programme de développement multisectoriel – la ville est placée au cœur de la stratégie de reconquête de l’État turc dans la région kurde. Dès les années 1980, la guerre contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est en effet à la fois militaire et économique, mais aussi patrimoniale et touristique (Girard et Scalbert-Yücel 2013).

Des fouilles archéologiques menées dans l’urgence de la construction des barrages hydro-électriques sur le Tigre et l’Euphrate (Bischoff et Pérouse 2003) permettent d’ouvrir de nouveaux musées nationaux, notamment à Şanlıurfa, dont le nom antique était Edessa, fondée au IVe siècle avant J.-C. À quelques kilomètres de la métropole, le site néolithique de Göbeklitepe, classé au patrimoine mondial de l’Unesco en 2018, est par ailleurs intégré dans un plan de « tourisme de croyance » imaginé par les administrateurs du GAP. L’insistance sur le phénomène religieux – non exclusivement islamique – dans l’interprétation des sites est une constante des musées créés depuis l’arrivée de l’AKP (Parti de la justice et du développement) à la tête de l’État turc en 2002 (Boucly 2019a). Et à Şanlıurfa, dans la « ville des prophètes » (Kürkçüoğlu 1988), où les pèlerins célèbrent Abraham (Ibrahim) et Job (Eyüp), les autorités municipales, aux mains des représentants islamo-conservateurs (AKP depuis 2014), partagent bien l’obsession historiographique et identitaire islamiste.

Néanmoins, les politiques culturelles et patrimoniales ne sont pas seulement l’expression d’une hégémonie religio-nationaliste, mais aussi d’un néolibéralisme. Elles se concrétisent dans des politiques urbaines : le projet de double mise en patrimoine et mise en tourisme des centres-villes historiques fait-il l’objet d’une convergence progressive d’acteurs multiples participant d’un consensus néolibéral ? Le cas de Şanlıurfa, ville de près d’un million d’habitants, permet d’étudier les logiques déterminantes de l’aménagement du centre-ville d’une métropole périphérique de l’Anatolie du Sud-Est. C’est ce que je propose de faire à partir d’une enquête menée entre avril et mai 2016 dans le cadre de mon doctorat (Boucly 2019b) et d’une analyse distinguant les caractéristiques patrimoniales et touristiques du site urbain.

Figure 1. Site patrimonial et touristique de Şanlıurfa

Source : Julien Boucly (2019, réalisé avec Inkscape)

Une protection institutionnelle incertaine sur le site patrimonial

Un site patrimonial peut être défini comme un espace rassemblant des biens culturels et historiques, auxquels les acteurs publics ont reconnu une valeur d’ensemble par la mise en place de mesures de protection. Celui de Şanlıurfa commence à prendre forme au tournant de 1980, sous les effets d’une double dynamique de prédation et de prise de conscience.

L’intégrité du centre historique d’Urfa est particulièrement menacée dans les années 1970 par le percement de nouvelles voies et la destruction d’habitats traditionnels. Le plan d’aménagement adopté par la mairie en 1974 ne prend pas en compte la nécessité de protéger le patrimoine urbain. Deux décisions du Haut conseil des monuments et des sites (relevant de l’État central) empêchent ponctuellement, en 1976 et 1982, la destruction de demeures historiques aux alentours de la Grande mosquée [1]. Mais la prise de conscience patrimoniale est plus citoyenne qu’étatique ou municipale. En 1980, Mehmet Alper et Metin Sözen – deux architectes d’Istanbul, devenus d’importants acteurs de deux fondations culturelles locale (ŞURKAV [2]) et nationale (ÇEKÜL [3]) – parviennent à faire classer 110 maisons historiques (Sözen 1988). Mais la mobilisation de ces entrepreneurs de patrimoine n’empêche pas l’inaction des autorités publiques : elles n’enregistrent le premier site urbain protégé que le 2 juillet 1987.

Une politique nationale de transformation urbaine freinée par les autorités municipales

La mairie de Şanlıurfa adopte en 1992 son premier « Plan d’aménagement à objectif de protection » (KAİP) [4], un plan d’urbanisme censé être adapté au site protégé. Lors d’un entretien au sein du comité régional de protection effectué en mai 2016, Mustafa Topalan m’indique que ce plan « prévoyait le percement de grandes voies de circulation […] qui n’ont finalement pas vu le jour ». Cet architecte est plus confiant vis-à-vis du plan qui doit bientôt être adopté : il assure que l’« on ne creusera plus d’avenue dans le site de conservation, là où il y a des édifices protégés [5] ». Comme dans les villes voisines de la région, les classements de monuments et habitats traditionnels se sont multipliés dans les années de révision des KAİP. Validé par le conseil municipal de la toute nouvelle mairie métropolitaine [6] et par le comité de protection en janvier et juin 2018, le nouveau plan instaure des mesures de protection plus strictes concernant l’ajout d’étages et l’élévation de nouvelles structures.

Ce plan de la mairie métropolitaine a par ailleurs en grande partie empêché la planification et l’application d’une politique de transformation urbaine menée par le ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme dans la plupart des métropoles de Turquie. Dans la capitale de la région kurde, Diyarbakır, c’est près des deux tiers de la cité fortifiée qui sont soumis à un processus de destruction-reconstruction voyant disparaître l’habitat traditionnel derrière un façadisme de béton (Gosse 2016). D’un point de vue juridique, les mesures de protection des sites classés sont définies par la loi n° 2863, adoptée en 1983 au moment de la ratification de la Convention sur le patrimoine mondial. Mais celles-ci sont annulées dès lors que sont déclarées des « zones de renouvellement urbain » (loin° 5336) ou des « zones à risque » (loi n° 6303) sur lesquelles sont réalisés les projets de transformation urbaine. La reprise du conflit kurde en 2015 a facilité l’application de ce cadre législatif et accéléré la destruction de sept quartiers sis entre les murailles de Diyarbakır. Mais de telles zones n’ont pas été créées sur le site protégé de Şanlıurfa.

Une stratégie muséale consensuelle pour l’expansion du site touristique

Parallèlement à cette construction heurtée du site patrimonial s’affirme bien plus franchement la mise en valeur du site touristique. À Şanlıurfa, la répartition territoriale des musées municipaux et nationaux permet d’observer les modalités de formation du site touristique qui s’étend au-delà du site patrimonial. Six musées (archéologie, mosaïques, cuisine, Libération, musique et ville), un centre d’artisanat traditionnel et la citadelle qui surplombe la caverne d’Abraham et le « lac au poisson » (Balıklıgöl) définissent les pôles d’attractivité du site touristique (figure 1).

Inauguré en 2015, le musée archéologique, auquel est associé un musée des mosaïques, a été construit à l’extérieur du site protégé de 1987, occasionnant la découverte des vestiges archéologiques de la cité antique d’Edessa (site classé au cours des travaux). C’est la formation de ce nouveau complexe muséal qui motive la destruction du quartier de Kızılkoyun, considéré comme insalubre. De la même manière, la mise en valeur de l’espace environnant la citadelle passe par la destruction du quartier d’habitat spontané de Yakubiye, qui abritait notamment les victimes de l’exode rural provoqué par la guerre dans la région kurde.

Hors de ces espaces investis par les autorités étatiques, les musées de la mairie métropolitaine de Şanlıurfa et d’une fondation sous tutelle préfectorale (ŞURKAV) élargissent le site touristique à l’extérieur du site patrimonial. La législation et les politiques de protection des monuments historiques n’ont pas su préserver les fortifications de la cité d’Urfa. Mais elles font l’objet d’une relative mise en valeur grâce à l’ouverture de deux musées municipaux : le musée İbrahim Tatlıses, à proximité de la Porte de Harran, et le musée de la ville dans la Tour de Mahmutoğlu. Ce dernier célèbre particulièrement la résistance de la « Glorieuse » Urfa contre les « ennemis intérieurs » (arméniens) et « extérieurs » (anglais, français) de l’Empire ottoman. La même démarche nationaliste guide la fondation ŞURKAV pour l’aménagement du musée de la Libération dans une demeure de notable occupée par l’état-major français en 1920.

Situés à l’extrémité nord de la ville fortifiée, le centre d’artisanat et les musées de la Libération et de Müslüm Gürses (chanteur populaire originaire de Şanlıurfa, décédé en 2013) constituent un dernier pôle d’attractivité touristique. Ils se situent là où les développements urbains de la seconde partie du XXe siècle ont largement effacé les murailles et le tissu urbain historique du nord de la cité fortifiée. Plus que la constitution territoriale du site patrimonial par la protection, c’est bien la mise en tourisme qui détermine les développements urbains en cours dans le centre-ville historique. Elle vient de ce point de vue renforcer la frontière entre la ville moderne et le centre-ville historique.

Uniformisation et recherche de l’identité touristique du site protégé

Les programmes de l’agence de développement Karacadağ [7] ont fortement contribué à façonner l’apparence du site protégé de Şanlıurfa. Un plan de rénovation et d’assainissement vise les façades des maisons et les rues étroites du quartier de la Libération, au cœur duquel l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul a été convertie en 2002 en un centre culturel ostensiblement orné de drapeaux turcs. Dans les bazars, les enseignes des commerces ont été uniformisées suivant un modèle très répandu en Turquie (figure 2). Les plans de rénovation et de promotion touristique élaborés dans les années 2000 et 2010 ne s’inspirent pas à ce titre des recommandations de l’Unesco relatives aux principes d’authenticité et d’intégrité patrimoniale.

Cette politique de standardisation et d’uniformisation de l’espace commercial n’est par ailleurs pas incompatible avec une recherche d’identité touristique distincte. Les autorités publiques, consensuellement acquises à la stratégie de promotion de Şanlıurfa comme « ville des prophètes », mettent en scène son identité de ville sainte par l’aménagement d’un lieu de pèlerinage exclusivement islamique à l’entour du présumé lieu de naissance du prophète Abraham. La mosquée Mevlid-i Halil, ainsi qu’un espace de recueillement à la mémoire du penseur musulman Said Nursi, décédé à Urfa en 1960, sont adossés à la caverne. Le Balıklıgöl, un ensemble de bassins, organise le parcours des touristes-pèlerins entre les trois mosquées du site. L’aménagement et la gestion de cet espace du site protégé, confié à une fondation sous tutelle de la préfecture, privilégient l’expérience des croyants musulmans par-delà toute autre considération. C’est ce que montre l’absence d’une promotion d’un dialogue des religions – ou à tout le moins d’un multiculturalisme qui a pu guider les politiques patrimoniales et touristiques de Diyarbakır –, qui aurait pu être élaborée autour de la figure d’Abraham.

Figure 2. Rénovations et uniformisation des enseignes des marchés du centre historique de Şanlıurfa

Le bazar des herboristes (Aktar pazarı) est un des nombreux marchés couverts dont les façades des commerces ont été rénovées et les enseignes uniformisées de manière similaire à celles de Diyarbakır et de Mardin.
Photo : Julien Boucly (2016).

Un consensus néolibéral autour de la mise en tourisme ?

Les politiques urbaines et culturelles à l’œuvre reposent autant sur l’expression d’une idéologie islamo-conservatrice que sur une stratégie néolibérale touristico-centrée et consensuelle. Il s’agit d’un aménagement néolibéral au sens où les autorités publiques sont pleinement mobilisées en faveur de la mise en tourisme et de la marchandisation de l’espace urbain et des objets culturels. Cette stratégie est consensuelle a fortiori à Şanlıurfa, où les actions des autorités municipales, du ministère de la Culture et du Tourisme, de l’agence régionale de développement, de l’administration du GAP et des fondations liées à la préfecture agissent de concert en l’absence d’opposition politique. Mais, à en croire le politiste Fırat Genç, même à Diyarbakır, bastion du mouvement kurdiste de gauche, la « réconciliation implicite [entre autorités municipales, étatiques et organisations commerciales] autour de la perspective touristico-centrée [8] » dépasse largement la droite conservatrice turque aujourd’hui menée par l’AKP. L’hypothèse d’un consensus néolibéral implicite en matière d’aménagement des centres-villes historiques et de stratégie touristique se révèle donc tout à fait pertinente. Elle pourrait bien expliquer la prééminence des dynamiques qui conduisent l’essor du commerce du site touristique à l’emporter sur la protection du site patrimonial, de Diyarbakır jusqu’à Istanbul, en passant par Şanlıurfa.

Figure 3. Paysage urbain et site touristique de Şanlıurfa, « la ville des prophètes »

La citadelle (en haut de laquelle se situe le photographe pour les documents A, B et C) surplombe la cité historique de Şanlıurfa. La mosquée Rizvaniye (en bas à gauche de la photographie A) et la mosquée Mevlid’i Halil (B) constituent, avec le Balıklıgöl (D) et la grotte du prophète Abraham (E) qui les jouxtent, le site de la ville le plus fréquenté par les touristes et pèlerins musulmans.
Photos : Julien Boucly (2016).

Bibliographie

  • Alper, M. 1988. « Yıkılan kentler, yok olan değerler “kutsal şehir Urfa” », in Tarihi ve kültürel boyutları içerisinde Şanlıurfa ve GAP Sempozyumu, Istanbul : GAP yayınları, p. 124.
  • Bischoff, D. et Pérouse, J.-F. 2003. La question des barrages et du GAP dans le Sud-Est anatolien. Patrimoines en danger ?, Istanbul : Institut français d’études anatoliennes.
  • Boucly, J. 2019a. « Patrimoines et musées en Turquie, nouveaux territoires de luttes politiques et identitaires », Autrepart, n° 84, p. 145-160.
  • Boucly, J. 2019b. La Fabrique nationale du patrimoine mondial. Une étude politique de l’action publique patrimoniale en Turquie et à Diyarbakır, thèse de doctorat en études politiques, EHESS.
  • Girard, M. et Scalbert-Yücel, C. 2013. « Le patrimoine comme catégorie d’action publique dans la région du Sud-Est anatolien », in M. Aymes, B. Gourisse et É. Massicard (dir.), L’Art de l’État. Arrangements de l’action publique en Turquie de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, Paris : Karthala, p. 150-172.
  • Gosse, M. 2016. « La vieille ville de Diyarbakır broyée et remodelée par la guerre », Orient XXI.
  • Kürkçüoğlu, C. 1988. Peygamberler Şehri Şanlıurfa [Şanlıurfa la ville des Prophètes], Ankara : Şanlıurfa BelediyesiYayını.
  • Sözen, M. 1988. « Tarihsel ve kültürel mirasın korunmasında güney-doğu bölgesi ve Şanlıurfa’nın önemi », in Tarihi ve kültürel boyutları içerisinde Şanlıurfa ve GAP Sempozyumu, Istanbul : GAP yayını.

Make a donation

Support Metropolitics!

Donate

To cite this article:

, « Şanlıurfa, ville de prophètes et de tourisme », Metropolitics, 21 April 2025. URL : https://metropolitics.org/Sanliurfa-ville-de-prophetes-et-de-tourisme.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2159

See also

Other resources online

Newsletter

Subscribe to the newsletter

Subscribe

Submit a paper

Contact the editors

Submit a paper
Centre national de recherche scientifique (CNRS)
Journal supported by the Institut des Sciences Humaines et Sociales (Institute of Human and Social Sciences) of the French National Center for Scientific Research (CNRS)

Partners