Située seulement à 217 km à l’est d’Ankara, Yozgat a longtemps été moins bien dotée et considérée que Konya [1] ou Kayseri, symboles de l’Anatolie seldjoukide [2]. Peuplée de 108 224 habitants en 2021, elle est le chef-lieu du département éponyme. Dans les années 1980, au moment où je découvre la ville – le département a été choisi comme terrain de ma thèse en géographie du développement (de Tapia 1996) –, Yozgat est une petite ville anatolienne endormie, très peu industrialisée, malgré sa position sur l’axe routier qui relie Ankara à Sivas, puis Erzurum, et au-delà l’Iran. Connue pour son conservatisme social et politique, elle commence à se transformer alors que le département est lourdement affecté par l’exode rural et l’émigration. Depuis, l’émergence d’une industrie locale, les investissements sur remises [3] des émigrés, les politiques de développement – et en l’occurrence l’amélioration des infrastructures – comme la montée en puissance des élites islamo-conservatrices ont profondément modifié le paysage économique et social de la ville. S’appuyant sur des visites et enquêtes répétées depuis les années 1980, ainsi que sur un long travail documentaire, cet article retrace l’évolution de Yozgat sur cette période, entre héritage historique, mutations contemporaines et inscription progressive dans la modernité turque.
Yozgat, petite ville d’Anatolie centrale aux marges de la modernité kémaliste
La ville a un climat continental – sec et chaud l’été, froid et rigoureux l’hiver – et son site est ingrat : à 1 300 mètres d’altitude, sur un fond de vallée de la Yayla de Bozok, au pied du col de Muslubelen (1 440 mètres). Dans ce département très rural, la steppe anthropique domine, bien que l’on retrouve également des paysages forestiers. L’occupation humaine est certes très ancienne, Hittites et Galates ont vécu là bien avant les Turcs, mais la région, en dehors des routes seldjoukides et ottomanes, était surtout peuplée de nomades pastoraux. De très nombreux clans (oba/cemaat) issus des tribus turkmènes sont connus des historiens, mais on n’y retrouve aucun vestige de la « grande » histoire, comme c’est le cas à Ankara, Konya, Kayseri ou même Kırșehir. Une famille de notables (ayan) finit par émerger au XVIIe siècle, reconnue par le Sultan et confortée dans son pouvoir : les pachas Ҫapanoǧlu. Ce sont eux qui fondent véritablement la ville. Elle est dotée de belles mosquées et, progressivement, de bâtiments indiquant l’arrivée d’une première modernité, comme la tour de l’Horloge (Saat kulesi), typique des villes ottomanes avec l’adoption de l’heure moderne, d’un lycée, d’une préfecture (figure 1). Pour transformer la ville, les Ҫapanoǧlu font notamment appel à des artisans et commerçants arméniens chrétiens, dont le rôle, aux côtés des rum (grecs orthodoxes anatoliens), est aujourd’hui largement occulté.
La brève révolte des Ҫapanoǧlu en 1920 est durement réprimée car elle apparaît comme une menace directe pour le régime d’Atatürk dans la mesure où elle a lieu aux portes d’Ankara, où se trouve le siège du gouvernement provisoire et où l’on assiste à d’autres soulèvements, notamment dans les régions de Sivas et Tokat. Il s’agit bien plus d’une révolte de notables conservateurs et de membres d’un ancien parti d’opposition que d’un mouvement populaire. Ce serait alors, pour une partie de la population, la « punition d’Atatürk » (Atatürk’ün cezası) qui expliquerait la stagnation de Yozgat. Quand je commence à m’y intéresser, au début des années 1980, l’industrie y est embryonnaire. Le seul gros investissement public concerne une brasserie du monopole public Tekel [4] qui fait figure de provocation aux yeux des franges de la population les plus religieuses et conservatrices.
Source : Emredogan34, 2019 – CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons.
L’ouverture au monde par le biais de la migration de travail
Un tournant intervient durant les années 1980, avec l’afflux de devises ouvrières issues de pays étrangers – Pays-Bas et surtout Allemagne – et canalisées pour l’opération de développement dite « Secteur populaire » (Halk Sektörü) qui se matérialise par la création, par les émigrés et avec l’aide de l’État, de sociétés majoritairement industrielles mais aussi de coopératives agricoles ou artisanales. Yozgat est l’un des départements les plus directement concernés par ces investissements, endogènes comme internationaux. L’Encyclopédie Yurt (chapitre « Yozgat ») fait un inventaire très précis des établissements industriels du département, qui se situent tous en dehors de la ville elle-même, dans les espaces qui correspondent de facto aux bassins de l’émigration [5].
Une première supérette moderne apparaît également avec YİMPAŞ (Yozgat İhtiyaç Maddeleri Pazarlama Anomim Şirketi), future YİMPAŞ Holding. Inscrite dès sa création dans une vision islamique, sinon islamiste, de la société, la multinationale ira jusqu’à compter plus de 90 000 actionnaires pour une dizaine de filiales à travers le monde. Comme bien d’autres « tigres d’Anatolie » (Anadolu Kaplanları, référence non déguisée aux tigres asiatiques) liés au pouvoir, la holding finit par disparaître suite à de nombreuses accusations de malversations.
L’action des migrants contribue à l’accélération du développement économique du département et, par contrecoup, de la ville. Leurs investissements permettent notamment l’aménagement de zones industrielles spontanées, à l’instar de celle implantée sur le site de Sarayköy qui a d’abord accueilli la cimenterie YİBİTAŞ (Yozgat İșçi Birliǧi Sanati ve Ticaret Anonim Şirketi), créée par 14 000 actionnaires migrants, à laquelle s’adjoindra une sacherie kraft, une usine d’alimentation du bétail, une coopérative de camionneurs et une station-service. Signe des liens entre ces dynamiques entrepreneuriales et l’appareil d’État, YİBİTAŞ compte parmi ses cadres un ingénieur passé par l’Allemagne, revenu travailler en Turquie avant d’obtenir le poste de directeur général de DESİYAB (Devlet Sanayi ve İșçi Yatırım Bankası), banque nationale d’investissement créée ad hoc pour la mobilisation et la canalisation des avoirs des migrants (1975-1988). Cette banque deviendra en 1988 la Banque de développement de Turquie, dont les compétences sont dès lors beaucoup plus étendues.
L’État planificateur au service de l’industrialisation de la région de Yozgat
L’administration centrale impulse à travers le DPT (Devlet Planlâma Teșkilâtı, organisation de planification, comparable à l’époque à la DATAR française) les KSS (Küçük Sanayi Sitesi) et OSB (Organize Sanayi Bölgesi), respectivement zones artisanales, dédiées aux entreprises de moins de dix salariés, et zones industrielles qui viennent changer profondément la physionomie du tissu économique. Dans les deux cas, on assiste à la création de zones planifiées, cadastrées, équipées de tous les réseaux permettant le développement de l’entreprise. Le classement en « département prioritaire au développement » (kalkınma öncelikli il) ouvre droit à toute une série de mesures incitatives, dont le certificat d’encouragement (teșvik belgesi), qui donne accès à des subventions spécifiques, des exonérations fiscales ou des aides techniques, et à des travaux d’aménagement. À l’instar des autres chefs-lieux d’arrondissement, Yozgat est dotée d’une KSS (zone artisanale planifiée) comprenant quarante-quatre entreprises (près de Saray, au nord de YİBİTAŞ [6]).
En parallèle de ces dispositifs, plusieurs projets étatiques, relativement incertains et directement dépendants des fonds publics, sont également impulsés mais non destinés à Yozgat-centre. Au moment de ma « découverte » de la région, j’apprends ainsi que plusieurs projets d’ampleur sont à l’étude à Ankara, au ministère de l’Industrie et de la Technologie : une sucrerie, une usine d’engrais (à partir de l’azote, AzotSan), un « kombina » EBK (Et ve Balık Kurumu), abattoir et transformation de la viande, soit trois grands établissements publics. Or AzotSan ne verra jamais le jour et la sucrerie de Boǧazlıyan lancée en 1990 ne sera terminée qu’en 1998. Cette dernière est doublée d’une usine de confiseries en 2006 et les abattoirs ne seront finalement créés qu’en 2011.
Depuis 2004, un développement accéléré soutenu par les gouvernements AKP
La double victoire, à l’échelon national, du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) et du Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP) amorce le dernier tournant majeur que connaît la trajectoire d’industrialisation et plus généralement de développement de Yozgat. La ville et la région sont connues pour leur électorat conservateur, composé d’islamistes et d’ultra-nationalistes. Depuis plusieurs décennies, la municipalité n’a connu qu’un seul maire affilié au parti républicain du peuple (CHP, créé par Atatürk) face à une succession de maires MHP et islamistes. Sur la scène économique, on assiste à l’essor des « tigres d’Anatolie », avec la création de centrales patronales islamistes (Müstakil Sanayiciler ve İș Adamları Derneǧi, MÜSİAD), ce qui n’empêche pas quelques faillites retentissantes, comme celle de YİMPAŞ.
Ainsi, les gouvernements AKP apportent un soutien substantiel au développement économique et urbain de Yozgat à travers plusieurs projets d’équipement de grande envergure. Il y a d’abord les infrastructures de transport, à commencer par les routes, Yozgat bénéficiant, comme toute l’Anatolie, d’un programme de mise à 2 x 2 voies sur 30 000 km de routes nationales. La liaison TGV directe Ankara-Sivas-Erzurum, via Yozgat, est également un chantier majeur car la gare la plus proche se situait à Yerköy, à trente-huit kilomètres, sur la ligne Ankara-Kayseri-Sivas. Par ailleurs, la construction de l’aéroport de Yozgat a été entamée en 2018 – pratiquement tous les chefs-lieux de département en sont aujourd’hui équipés – même s’il semble a priori qu’il sera sous-utilisé en comparaison des aéroports d’Ankara, Konya et Kayseri. Enfin, la construction d’un périphérique de vingt-six kilomètres, afin d’éviter la circulation de transit, intense et accidentogène, a suscité en 2024 de vives discussions.
Aux infrastructures de transport s’ajoutent d’autres équipements, comme un hôpital ultramoderne de 475 lits qui a été implanté en périphérie de la ville en 2016 [7]. L’université publique de Yozgat-Bozok a quant à elle été créée en 2006, à la suite de l’ouverture en 1992 et 1994 de premiers établissements de formation (équivalant à nos instituts universitaires de technologie). Elle connaît aujourd’hui une véritable reconnaissance, avec 22 000 étudiants et environ 2 000 enseignants et agents. Elle compte une douzaine de facultés, dont une faculté de théologie dotée d’une impressionnante mosquée (figure 2), cinq hautes écoles et neuf instituts de technologie, ce qui a mené à l’aménagement d’un campus (nommé Erdoǧan Akdaǧ [8]).
Photo : Enderbayindir, 2018.
De fait, Yozgat est entrée dans la modernité sur le plan économique et infrastructurel [9] tout en étant toujours traversée par des valeurs « islamo-conservatrices » présentes de longue date. Après 2004, les investissements publics nationaux ont comme décuplé les dynamiques locales et transnationales amorcées dans les décennies précédentes. L’expression « tigres d’Anatolie », qui désigne les firmes privées qui allient libéralisme économique et islamisme politique, pourrait tout aussi bien s’appliquer à de nombreuses entreprises qui se développent dans les villes provinciales longtemps marginalisées par les métropoles, lorsqu’elles étaient gouvernées par les élites républicaines liées à l’appareil d’État ou aux grandes holdings privées. Yozgat, la bourgade anatolienne assoupie et peu considérée pendant les décennies 1950-1970, participe aujourd’hui à la revanche triomphante que prend l’Anatolie profonde sur le régime républicain laïque, avec l’installation à Ankara d’un islamo-conservatisme peu enclin à partager le pouvoir.
Bibliographie
- Tapia de, S. 1986a. « Émigration et développement : les premiers pas de l’industrialisation dans le département de Yozgat », Travaux de l’Institut de géographie de Reims, n° 65-66, p. 157-167.
- Tapia de, S. 1986b. « La création d’entreprises populaires par les migrants en Turquie », Revue européenne des migrations internationales, vol. 2, n° 1, p. 59-75.
- Tapia de, S. 1996. L’Impact régional en Turquie des investissements industriels des travailleurs émigrés, Istanbul-Paris, IFEA-L’Harmattan, « Varia Turcica XIX » + 25 cartes [ouvrage tiré de la thèse de 3e cycle soutenue à Strasbourg en 1984].
- TC Sanayi ve Teknoloji Bakanlıǧı İl Müdürlüǧü. 2020, Yozgat İl Sanayi Durum Raporu 2020 [rapport sur l’état de l’industrie à Yozgat].
- TC Sanayi ve Teknoloji Bakanlıǧı İl Müdürlüǧü. 2019. Yozgat İl Sanayi Durum Raporu 2019 [rapport sur l’état de l’industrie à Yozgat].
- Yozgat Bozok Üniversitesi. 2020, Tanıtma Katalogu [Brochure d’information].
- Yurt Ansiklopedisi. Türkiye, İl İl: Dünü, Bugünü, Yarını. 1982 à 1984. [Encyclopédie du Pays. La Turquie de département en département : hier, aujourd’hui, demain], « Yozgat » (vol. 10), Istanbul : Anadolu Yayıncılık, p. 7626-7707.