Entretien réalisé par Myrtille Picaud.
Pouvez-vous vous présenter et décrire vos approches ?
Raphaël Challier – J’ai d’abord réalisé une thèse sur les simples militants des partis dans les campagnes et banlieues populaires, dont une section du Rassemblement national (RN) en Lorraine, ce qui m’a permis d’interroger, notamment, la question du mépris de classe et de l’élitisme dans les collectifs militants (Challier 2021). Par la suite, j’ai continué à explorer les ressorts de la crise démocratique, mais en dehors des partis, en enquêtant auprès des Gilets jaunes, des non-vaccinés ou, plus récemment, sur les rapports ordinaires à l’écologie et aux nouvelles technologies.
Maeva Durand – De mon côté, j’ai travaillé sur le rapport au politique des femmes des classes populaires issues de milieu rural dans un même réseau d’interconnaissance, sur un territoire désindustrialisé de l’est de la France. C’était plutôt une approche ethnographique en prêtant une attention aux sociabilités des femmes qui étaient triplement minorisées : du point de vue du genre, de la classe – elles étaient ou avaient été ouvrières ou employées – mais aussi spatial, parce qu’elles étaient originaires de village. Donc, c’était davantage une approche par le bas, qui porte une attention aux sociabilités. Le rapport au politique était traité plutôt à travers les discussions, les effets d’entraînement politique et électoral, notamment lors de la période des Gilets jaunes, ou en retraçant le parcours de vote de ces femmes et de leurs familles.
Comment la politique nationale est vue sur vos terrains et est-ce que cela a évolué ces dernières années ?
Maeva Durand – Mon enquête commence en 2016, et on pourrait dire que la perception de l’offre politique est teintée d’un certain scepticisme envers celles et ceux du gouvernement, et a pu évoluer en fonction de mobilisations de grandes ampleurs. C’est le cas par exemple du mouvement des Gilets jaunes en 2018. Au début, ce mouvement portait plutôt une attention à l’État, et par la suite, les oppositions se sont recentrées sur « ceux d’en haut », avec une dégradation des représentations de la police au fur et à mesure des violences subies sur les ronds-points. À cela s’ajoute une aversion partagée à l’encontre du « roi » Emmanuel Macron, terme que j’ai beaucoup entendu sur mon terrain. Pour penser les représentations d’injustice sociale, je me suis attardée sur l’engagement d’un couple de gauche au sein des Gilets jaunes (Durand 2025). Le conjoint étant un ancien syndicaliste à la CGT, du secteur public, et la conjointe plutôt liée à une culture catholique de gauche. J’observais le rôle moteur de ces petits militants dans les reconfigurations politiques de ce mouvement. À partir de 2022, c’est devenu plus difficile pour ce couple, notamment parce qu’il y avait un contexte de minorisation de la parole de la gauche dans les médias. Ils se trouvaient à court d’arguments par rapport aux propos racistes et xénophobes de leurs proches qui trouvaient un écho dans le champ politico-médiatique. En 2024, j’enquête dans le sud de la France dans une petite commune également touchée par la désindustrialisation. Je peux évoquer le cas de deux amies, dont l’une est une ancienne syndicaliste de la CGT, salariée à mi-temps thérapeutique d’une municipalité, et l’autre ex-Gilet jaune, qui a exercé divers petits boulots. Cette dernière se met à voter RN parce qu’elle pense que Marine Le Pen est du côté des ouvriers et des chômeurs. L’enquêtée syndicaliste argumente en entretien, face à son amie, que le vote Marine Le Pen va détériorer les services publics. L’ex-Gilet jaune lui rétorque qu’il n’y a déjà plus de service public : la Poste est fermée, le centre des impôts n’est jamais ouvert, sa demande d’aide d’urgence pour ses frais d’essence a été refusée par le Département, etc. Selon moi, cette anecdote révèle ce qui a changé : une certaine tolérance au racisme, dans l’espoir de monnayer une meilleure position sociale pour soi et pour sa famille. Cette femme pense que le seul moyen d’améliorer ses conditions d’existence passe par une politique de préférence nationale. Cela renvoie aux enjeux démocratiques du délitement de l’accès aux services publics dans un certain nombre d’espaces (Faury 2024).
Raphaël Challier – Comme le dit Maeva, une des principales caractéristiques politiques des territoires ruraux est la très grande défiance vis-à-vis des « politiciens » ou des « politiques », comme on les appelle souvent sur place. Les partis sont presque inexistants – même le RN –, les élites politiques locales se présentent souvent « sans étiquette »… Et ces éléments institutionnalisent en quelque sorte la coupure, le côté « on est en dehors » du jeu politique. L’évolution principale, sur le temps long, n’est pas le vote FN-RN, qui a toujours été fort dans les territoires ruraux de l’est de la France que j’étudie. C’est plutôt la séquence des Gilets jaunes qui illustre une radicalisation de la distance aux politiciens et un désajustement très fort des styles de vie, lié aussi aux conditions sociales et territoriales. Pour résumer le point de vue des habitants et habitantes ruraux, ils ne comprennent pas la stigmatisation des usages de l’automobile, alors même que, de toute évidence, il n’y a absolument aucune alternative. Autre leçon importante des Gilets jaunes : l’essor de ce mouvement contredit totalement l’idée ethnocentrique et, disons le mot, classiste, qu’il y aurait une nature « conservatrice » de la ruralité. Certes, au moment des élections, le vote va majoritairement au RN. Mais lorsqu’il y a des dynamiques de mobilisation, spontanément il y a aussi des aspirations à la justice sociale et des formes de « nous » populaires qui se reconstituent.
Comment cet enjeu du racisme et de la création d’un collectif et/ou de frontières a émergé de vos terrains ?
Maeva Durand – La question politique, notamment celle du vote, ne doit pas être surinterprétée, parce que le vote n’apparaît pas comme quelque chose de très important dans la vie quotidienne des personnes [1] – même si les élections présidentielles continuent de mobiliser massivement les classes populaires. Lors d’un vote, les personnes répondent à une question qu’on leur pose, selon l’offre politique existante à un moment donné. La question que la majorité dominante du champ politique pose, c’est, êtes-vous prêt à sacrifier une partie des classes populaires, immigrées, pour améliorer vos conditions de vie ? Les femmes que j’ai étudiées ont des difficultés d’accès aux prestations sociales (Deville 2023). Dans les milieux ruraux, la prise en charge de la pauvreté est faible et des politiques sociales très inégales selon les communes. Dans ce contexte, la préférence nationale est vue comme une réponse qui permettrait de donner prioritairement des aides sociales aux personnes de nationalité française par rapport aux immigrés et/ou aux personnes musulmanes – je cite ces deux termes, parce qu’il existe une confusion médiatique et politique très forte entre ces deux catégories. Mais ces enquêtés répondent à la question électorale qui leur est posée en fonction de la structuration du champ politique. Si une autre question leur était posée, sans doute que la réponse serait différente.
Raphaël Challier – Si l’on réfléchit à la construction d’une politique alternative, pour nous (chercheur·es en sciences sociales et, plus largement, membres de la petite bourgeoisie culturelle), au vu de nos valeurs socialement situées, liées à des privilèges de classe, elle paraît évidente : la solution c’est « bien évidemment » d’envisager un « fonctionnement plus égalitaire ». Sauf que cette évidence ne l’est pas du tout pour des personnes qui sont tout en bas de l’échelle sociale ou se perçoivent comme telles. Je pense notamment à une enquêtée, une femme de milieu populaire issue de la communauté des gens de voyage qui s’est retrouvée sur une liste du RN le temps d’une élection municipale (ce qui pouvait paraître étonnant au vu des positions de ce parti sur sa communauté). Lorsqu’en entretien je lui demande ce qu’elle pense de la gauche, elle ne voit même pas de quoi il s’agit [2]. Et quand j’explique que la gauche dirait que la solution, c’est plutôt le partage des richesses, elle hésite et me répond que ça lui semble loufoque, qu’elle aimerait bien, mais que c’est jouer à « Robin des Bois » et que la société « n’a jamais marché comme ça ». Envisager des transformations sociales implique certaines conditions de possibilité, qui ne sont pas toujours disponibles en boutiques pour de larges pans des groupes subalternes.
Vos travaux évoquent les « invisibles », dans les classes populaires, dans ces espaces ruraux – notamment les femmes. Qu’en est-il des classes supérieures, quels sont leurs rapports avec le RN et comment ces fractions de classe se positionnent par rapport aux questions politiques locales ?
Raphaël Challier – J’ai plutôt saisi les classes supérieures à partir justement de leurs relations souvent tendues, au sein du RN, avec les militants subalternes. En partant des invisibles, il s’agissait de montrer comment les militants populaires, du RN comme des autres partis, sont vassalisés, marginalisés, subissent du mépris de classe et ainsi de suite. Mais localement, dans le type de ruralité que j’étudie, des campagnes en déclin, les classes supérieures ne sont généralement pas là. Il existe bien des élites locales, mais si on les rapporte à l’espace social national, il y a certes quelques chefs d’entreprise, mais sinon ce ne sont pas tellement des classes supérieures, plutôt des artisans, commerçants, professions intermédiaires, petite classe d’encadrement du privé : une petite bourgeoisie qui diffuse des représentations conservatrices, comme l’a finement montré Benoît Coquard (2019).
Maeva Durand – Les classes populaires, bien qu’elles soient majoritaires dans l’espace local en termes de population, ne le sont pas dès qu’il s’agit du pouvoir local. L’encadrement dans les milieux ruraux – plutôt un encadrement masculin d’ailleurs – a des effets politiques qui ne sont pas toujours analysés. Par exemple, Quentin Schnapper (2022) a exploré le rôle des petits commerçants dans l’économie locale et, plus généralement, dans l’encadrement des sociabilités populaires. Dans l’une des communes de 3 000 habitants que j’ai étudiées, entre 1790 et 1989, deux familles se partageaient la mairie, de façon quasi exclusive. L’une était originaire de Montbéliard, propriétaire d’une usine de filature et de tissage, la seconde spécialisée dans le commerce et le négoce de vin. À partir de 1989, ce sont plutôt des enseignants, qui se présentent sous l’étiquette politique « divers droite » ou « divers gauche », ce qui rejoint ce que disait Raphaël. Ces classes supérieures alternent entre droite et gauche et participent à diffuser des idées conservatrices, sans remettre en cause – voire en réaffirmant – les hiérarchies sociales. On observe en réalité une progressive hégémonie des élus cadres et professions intellectuelles supérieures dans les communes de plus de 10·000 habitants (Koebel 2012), et même dans les petites communes les ouvriers et employés se retrouvent souvent exclus des conseils municipaux (Mischi 2022).
Sur vos terrains, comment se manifeste l’influence du genre sur le rapport au RN ?
Maeva Durand – Nonna Mayer et Anja Durovic (2022) ont montré qu’en 2022, comme en 2017, les femmes et les hommes votent tout autant pour le RN, mais pour des raisons différentes. En 2022, certaines votent pour le RN dans l’espoir de plus de justice sociale, ce qui n’est pas le cas de leurs homologues masculins. Elles sont aussi plus touchées par un déclassement de leur diplôme. Les femmes populaires font plus d’études que les hommes, sans qu’elles ne puissent bénéficier d’une insertion professionnelle stable ou travailler dans le domaine de leur étude. Du côté des hommes, ce sont surtout les titulaires d’un CAP-BEP qui votent RN, ce qu’il faut relier au risque de connaître une position professionnelle fragilisée. Ensuite, on observe un « effet Marine », c’est-à-dire une stratégie politique de normalisation genrée, avec une identification assez forte en faveur de Marine Le Pen, notamment chez les plus jeunes électrices. Elles voient Marine Le Pen comme une femme indépendante, divorcée, qui aime les chats (Dézé 2015), bref comme une candidate personnifiée et dépolitisée. Elles n’ont pas du tout accès à la mémoire de ce qu’est le parti originel de Marine Le Pen. Enfin, il me semble qu’il existe des attentes sur des problématiques proprement féminines, qui aujourd’hui sont déçues par les pouvoirs publics. On a évoqué les aides sociales, mais on peut prendre l’exemple des violences conjugales. Certaines enquêtées attendent de l’État des politiques pénales fortes, ce qui se comprend au regard du manque de prise en charge des violences conjugales. Les espaces ruraux concentrent 30 % de la population féminine pour presque 50 % des féminicides à l’échelle nationale. Dans ce contexte, « voter Marine », c’est aussi voter pour plus de police, pour des peines de prison plus importantes, ce qu’il convient de relier au manque de service public par rapport à ce besoin spécifique de « protection ».
Raphaël Challier – Au niveau de la base plus impliquée – militante, sympathisante – du FN/RN, pour schématiser à très gros traits, je dirais qu’il y avait une adhésion plus forte à la stratégie de dédiabolisation chez des femmes. Quand elles arrivaient au Front national, en 2014-2015, elles se retrouvaient davantage dans l’image d’un nouveau FN dédiabolisé, là où les hommes, notamment de milieux populaires, pouvaient au contraire être nostalgiques du « vieux Front national » extrémiste, provocateur et viriliste. Ces éléments dépendaient du genre, mais aussi de l’appartenance sociale.
De quelle façon l’opposition rural/urbain, fréquemment reprise dans les médias, opère-t-elle (ou non) sur vos terrains ? Renvoie-t-elle à des luttes de classement, des discours locaux ?
Raphaël Challier – Rappelons d’abord que les personnes qui habitent dans les mondes ruraux ne passent pas leur temps à se définir par rapport aux urbains. Ils sont aussi dans une insularité, difficile à appréhender du dehors. La catégorie qui compte dans la vie quotidienne n’est pas tant un « nous » rural élargi, mais ce que les travaux produits dans le laboratoire du Cesaer (Bruneau et al. 2018) ou par Jean-Noël Retière (2003) appellent le « capital d’autochtonie ». Ce modèle d’analyse fonctionne bien pour penser les mondes ruraux : être d’ici, ou pas, être symboliquement connu et reconnu dans l’espace local. L’accumulation de ce capital d’autochtonie passe également par des pratiques et des styles de vie, qui eux-mêmes varient fortement selon le milieu social mais aussi selon le genre. Par exemple, si vous êtes une personne néo-rurale, quelqu’un qui arrive, vous vous intégrerez mieux dans le territoire si vous jardinez, bricolez, pêchez, ou si vous faites vos conserves, que quelqu’un « du coin » qui n’aurait pas ces pratiques. Et pour revenir aux enjeux plus politiques, rappelons qu’il y a très peu de porte-parole et de militants dans ces espaces. Les mondes ruraux sont parlés plus qu’ils ne parlent. C’est donc facile pour à peu près n’importe quel acteur de revendiquer le monopole de leur représentation – qu’il s’agisse de l’Alliance rurale [3], Willy Schraen [4] et Jean Lassalle [5]. Ce type d’acteur peut aisément monopoliser la parole en produisant une image simplificatrice. Alors que les mondes ruraux, c’est aussi la Confédération paysanne [6] et l’héritage des paysans travailleurs.
Maeva Durand – Quand on parle des milieux ruraux ou urbains, il faut surtout s’attarder sur la morphologie sociale de ces territoires, et comprendre comment les inégalités socio-économiques peuvent accroître les distances symboliques entre catégories sociales. Autrement dit, les petites différences entre catégories populaires apparaissent comme des grandes différences, dans un contexte d’accroissement général des inégalités. Ces différences peuvent nourrir des oppositions entre groupes sociaux et structurer un « nous » fondé sur l’exclusion et la mise à distance d’autres catégories, pourtant socialement proches. Néanmoins, en étudiant les parcours des individus, on se rend compte que l’opposition entre rural et urbain n’est pas si nette : par exemple, les femmes qui ont grandi en milieu rural vont rejoindre les parcs sociaux des bourgs ou des villes à la suite d’un divorce, d’un veuvage ou de violences conjugales subies. Au niveau politique, le fait qu’à Marseille le RN remporte des circonscriptions du centre-ville lors des législatives anticipées de 2024, alors que le Nouveau front populaire gagne toutes les circonscriptions en Ariège, montre la diversité politique des territoires. Je voudrais aussi ajouter que si on prête attention aux différences en termes de classes sociales, celles du genre sont tout aussi importantes. Les bourgs, qui sont les espaces les plus populaires des campagnes, sont aussi ceux où les femmes sont les plus représentées, parce qu’il y a généralement quelques services publics (parc de logement social, transport…). Ce sont ces espaces qui ont été particulièrement mobilisés pendant les Gilets jaunes, et les femmes y ont joué un rôle moteur.
Vous avez tous les deux travaillé, justement, sur différents types d’espaces géographiques. Observez-vous des dynamiques semblables sur certaines thématiques, certains rapports au politique, entre des espaces ruraux et des espaces urbains ?
Maeva Durand – Je trouve cette question assez compliquée. Sur le territoire que j’ai étudié, la mise à distance entre groupes sociaux était structurée par le rapport au chômage. Pour certaines catégories populaires, rester ou se rapprocher d’un certain type de campagne, c’est aussi s’éloigner des quartiers des villes paupérisées ou des zones rurales désindustrialisées. Autrement dit, se rapprocher de certaines campagnes, où les revenus par habitant sont plus élevés, où le taux de chômage est moindre, est perçu comme un moyen de retrouver des réseaux de solidarités plus homogènes et stables. Éviter des zones stigmatisées, c’est aussi défendre une position sociale, dans le contexte où le moindre incident peut vous faire basculer de populaire à pauvre, en particulier chez les femmes. Après, la diversité des acteurs sur lesquels peuvent s’appuyer les classes populaires est moindre en zone rurale par rapport aux zones urbaines. Par exemple, l’accès à des travailleurs sociaux peut aussi être porteur d’une culture de gauche. La culture politique passe par ces petits relais, qui sont sans doute moins diversifiés en milieu rural, parce qu’il y a moins d’offre sportive, moins de foyers ruraux, etc.
Raphaël Challier – Cette question a fait l’objet de simplifications et d’instrumentalisations dans l’espace politique ces derniers temps : y a-t-il des points communs entre « les bourgs et les tours » ? Entre les campagnes populaires et les banlieues populaires ? Spontanément, si on les compare, on peut ne voir que les différences, notamment ethnoraciales, qu’il ne fait pas nier, ou des rapports très différenciés, par exemple à la religiosité (avec une forte sécularisation des baby-boomers ruraux qui, face à une pratique musulmane qu’ils connaissent mal, peut se transformer en réactions islamophobes). Mais lorsqu’on décentre le regard, on observe un même méta-processus de stigmatisation : des territoires qui seraient « archaïques », en dehors de la norme (des catégories socioprofessionnelles supérieures), qui ne sont pas dans la « modernité » et ainsi de suite. Il s’agit là d’un premier point commun, le processus de disqualification depuis le centre. Après, si on regarde les rapports au politique, il y a vraiment de nombreux points communs qui se jouent autour de l’exclusion. Ce sont des territoires exclus du jeu politique qui, en conséquence, développent un rapport spécifique à la citoyenneté : populaire, un peu en dehors, marginal. Je pense à la montée des listes sans étiquette, qui se retrouve aussi dans une moindre mesure en banlieue ; à la haine des « parachutés », qui exprime une résistance de classe aux « technocrates » ; le primat du local, du « concret » dans les mobilisations ; le fait qu’il y ait une appétence beaucoup plus forte pour les associations que pour les partis ; ou encore le fait que l’on se vaccine moins, convaincus que « l’État ne nous veut pas du bien ». Lors de mouvements comme les Gilets jaunes, si les territoires ruraux étaient les plus mobilisés, les quartiers populaires l’étaient beaucoup plus que les centres des métropoles. Donc il y a aussi des points communs à travailler. Et pour assumer une casquette plus citoyenne, je pense qu’il faudrait plutôt réfléchir aux stratégies de composition « par le bas », sur le terrain, plutôt que de travailler à tout prix les divergences à des fins politiciennes et électorales.
Pour rebondir sur cette question des mouvements sociaux – Gilets jaunes, anti-passe sanitaire, lutte contre la réforme des retraites –, comment se sont-ils manifestés sur vos terrains respectifs, comment le RN y a-t-il réagi ?
Raphaël Challier – En ce qui concerne les réactions du RN, elles étaient plutôt négatives et en ordre dispersé. Les mouvements sociaux à l’échelle locale fragilisent la façade anti-système du parti et exacerbent les fractures sociales entre, d’un côté, des cadres conservateurs, soucieux d’ordre public, qui vont se dissocier des mouvements, et, de l’autre côté, une base, notamment populaire, plus contestataire, qui va être attirée, soutenir au moins verbalement, voire parfois participer aux mobilisations. Pendant la réforme des retraites, une militante ouvrière rêvait d’un « nouveau Mai 68 » alors que les cadres lui expliquaient qu’il « fallait quand même réformer ». Pendant les Gilets jaunes, des sympathisants et sympathisantes précaires du RN ont pris leurs distances avec le parti en s’investissant dans la mobilisation et ne seront plus candidats pour le RN par la suite, même si certaines continuent de voter pour le RN. Même pendant le mouvement contre le passe sanitaire, qui a priori pourrait sembler plus perméable aux discours d’extrême droite, beaucoup de militants locaux ont quitté le RN parce qu’ils le jugeaient trop timoré sur ce thème, quitte à se rapprocher d’autres mouvements plus groupusculaires. Donc, le RN et les mouvements sociaux, c’est un peu « je t’aime moi non plus » : d’après ce que j’ai pu observer, ce parti a beaucoup de mal à en tirer des bénéfices sur le plan électoral.
Maeva Durand – Je n’ai pas beaucoup de choses à ajouter, parce que je n’ai pas travaillé sur des partis structurés. Lors du mouvement des Gilets jaunes, qui est celui que j’ai vraiment suivi de près, on observait des reconfigurations politiques possibles, parce qu’il y avait des échanges pratiques assez forts sur les ronds-points. Ce mouvement est l’occasion de réaffirmer une fierté et une culture populaire, de se rendre compte de problématiques communes : l’étroitesse des revenus, des pensions ou des retraites, notamment. Sachant que le vote RN est très volatile, cela signifie qu’il peut y avoir des convergences momentanées entre différentes affinités politiques. On a parlé des Gilets jaunes, mais l’affaiblissement de la droite conduit aussi à relever le plafond électoral du RN. Dans les milieux ruraux que j’ai étudiés, il existe une polarisation électorale très forte contre Emmanuel Macron, qui représente une certaine forme de bourgeoisie (Amable et Palombarini 2017). Lors du scrutin présidentiel en 2017, les enquêtés avaient finalement choisi la gauche plutôt que l’extrême droite. En 2024, le RN gagne la circonscription en question à 300 voix près, face à un candidat NFP. Cela traduit une certaine radicalité, au sens où les personnes rencontrées aspirent à un changement rapide de leur condition de vie, devenue insupportable. Le vote en faveur de la gauche, ou de l’extrême droite, est pensé comme permettant de sortir d’un système de mise en concurrence, au travail, à l’école, en matière d’obtention d’aides sociales… Si l’issue des prochains scrutins demeure incertaine, c’est qu’il ne dépend pas que des électeurs et électrices, il se fera aussi en fonction de l’offre et des perspectives politiques proposées aux classes populaires.
Bibliographie
- Amable, B. et Palombarini, S. 2017. L’Illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris : Raisons d’agir.
- Bruneau, Y., Laferté, G., Mischi, J. et Renahy, N. (dir.). 2018. Mondes ruraux et classes sociales, Paris : Éditions de l’EHESS.
- Challier, R. 2021. Simples militants. Comment les partis démobilisent les classes populaires, Paris : Presses universitaires de France.
- Coquard, B. 2019. Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris : La Découverte.
- Deville, C. 2023. L’État social à distance. Dématérialisation et accès aux prestations sociales des classes populaires rurales, Vulaines-sur-Seine : Éditions du Croquant.
- Dézé, A. 2015. « La construction médiatique de la “nouveauté” FN », in S. Crépon, A. Dézé et N. Mayer (dirs), Les Faux-semblants du Front national, Paris : Presses de Sciences Po, p. 453-504.
- Durand, M. 2025. « “Faire avec ceux qui votent FN” : la gauche rurale (re)mobilisée au sein du mouvement des Gilets jaunes », Politique et Sociétés, vol. 44, n° 1.
- Durovic, A. et Mayer, N. 2022. « Un vent de renouveau ? La recomposition des gender gaps électoraux à l’élection présidentielle française de 2022 », Revue française de science politique, vol. 72, n° 4, p. 463-484.
- Faury, F. 2024. Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Paris : Éditions du Seuil.
- Koebel, M. 2012. « Les élus municipaux représentent-ils le peuple ? Portrait sociologique », Métropolitiques.
- Mazot-Oudin, A. 2020. La Politique au camping. Analyse comparée des rapports au politique des classes populaires en France et au Québec, thèse de doctorat en science politique, Montréal : Université de Montréal.
- Mischi, J. 2022. « “Les patrons pensent pour nous”. Les notabilités rurales et l’exclusion politique des ouvriers », Politix, n° 137, p. 27-54.
- Retière, J.-N. 2003. « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, n° 63, p. 121-143.
- Schnapper, S. 2022. « L’économie symbolique du capital d’autochtonie. Commerce et formes distinctives d’appartenance locale dans un bourg péri-urbain », Genèses, n° 127, p. 105-128.