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Marseille, anatomie d’une légende criminelle

Comment se construit la réputation d’une ville ? Attentive à la matérialité des délits comme à la symbolique des imaginaires, Laurence Montel retrace l’histoire politique et sociale de la réputation criminogène de Marseille.

Recensé : Laurence Montel, Marseille, « capitale du crime » ? Les racines d’un imaginaire, Ceyzérieu, Champs Vallon, « La chose publique », 2024, 424 p.

En 2023, à Marseille, quarante-neuf personnes ont été victimes d’assassinats sur fond de trafic de stupéfiants. La procureure de la République, Dominique Laurence, invente un terme pour qualifier ce que la presse et la police avaient coutume d’appeler « règlements de compte » : le narchomicide, correspondant à une convergence entre un mode opératoire (guet-apens et arme à feu), un mobile (vengeance, conquête ou défense d’un territoire, dette) et le profil des victimes (« défavorablement connues des services de police »).

La réputation criminogène de Marseille n’est plus à faire, diraient le sens commun et le journalisme fait-diversier [1]. La violence ordinaire et la criminalité organisée forment avec la corruption des élus et l’incivilité d’habitants frondeurs les socles de la renommée controversée de la ville.

C’est pourtant ce travail de mise en perspective historique auquel l’historienne Laurence Montel s’attelle dans Marseille, « capitale du crime » ? Les racines d’un imaginaire, ouvrage qui synthétise plus de quinze années de travaux sur l’histoire et les représentations des crimes et délits commis à Marseille, du début du XIXe siècle à la fin des années 1930. Son livre fait écho aux travaux historiques sur cette ville depuis la fin du XIXe siècle (Regnard 2009), ainsi qu’aux résultats de l’ancien « Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux » désormais fermé (Mucchielli et Raquet 2016) et à l’étude que nous avions entreprise avec Cesare Mattina sur la construction de la mauvaise réputation de Marseille, dans une perspective comparée (Maisetti et Mattina 2021).

La recension que Le Monde des livres consacre à l’ouvrage de Laurence Montel mentionne que « rarement point d’interrogation dans un titre de livre aura été aussi approprié ». Certes, il s’agit bien de questionner l’importance de la criminalité dans la ville, dans les faits et les croyances, par un méticuleux travail de dépouillement des archives judiciaires et des premiers « grands reportages » journalistiques. Et pourtant, l’historienne ne s’est pas fixé comme tâche d’y répondre par l’affirmative ou la négative. La force de l’argument tient ici davantage à la volonté de comprendre les origines, les trajectoires, soubresauts et bifurcations, et les effets sociaux et politiques de la question du crime dans la ville.

Naissance d’une réputation : le « retournement » du milieu du XIXe siècle

Contrairement à l’idée reçue d’une ville naturellement et anthropologiquement [2] criminogène, Marseille ne jouit pas de cette réputation au lendemain de la Révolution française. Durant la Monarchie de juillet, au contraire, la question criminelle est « marginale » au sein d’une ville qui ne connaît pas encore les bas-fonds (Kalifa 2013) mais dispose devant elle d’un « immense avenir », selon l’expression d’un économiste saint-simonien de l’époque. Certes, des bandes de voleurs sévissent, notamment autour du port, mais c’est la progression de l’urbanisation, à partir des grandes infrastructures portuaires, qui fait changer la ville d’ère et se répercute sur les crimes et leur répression, mais aussi leurs imaginaires, à l’instar de la trajectoire historique de Buenos Aires étudiée par l’historienne Lila Caimari.

Le mitan du XIXe siècle constitue ainsi selon Laurence Montel un « retournement » (p. 96) dans l’histoire de la violence à Marseille. L’essor des mondes ouvriers voit naître, ici comme ailleurs, la peur des « classes dangereuses ». L’épisode de la Commune de Marseille et sa répression renforcent la politisation de la dénonciation de la ville, et ses faits divers violents sont désormais attribués aux « fils de Marat ». Les bas-fonds ne sont plus visités par la bourgeoisie libérale attirée par leur exotisme méridional mais désormais stigmatisés et criminalisés, alors que le cycle économique se renverse et que la République conservatrice s’installe. C’est au début du XXe siècle que se stabilise la réputation criminelle de Marseille qui repose sur la multiplication des affaires (braquages et violence de rue, prostitution, jeux d’argent) mais aussi sur une production mêlant œuvres de fictions et reportages journalistiques. La période cruciale dans la construction de la ville en capitale du crime culmine en 1908, lorsque l’État, inquiet de la situation locale, décide de prendre le contrôle de la police municipale. Il faudra attendre 1941 pour que l’État vichyste décide la création de la Police nationale, élargissant à l’ensemble des villes de plus de 10 000 habitants ce mouvement de nationalisation des forces de l’ordre dont le cas marseillais constitue l’un des précédents (Jobard et de Maillard 2015, p. 304).

Anatomie d’un titre : Marseille, capitale du crime

Ce n’est donc qu’au début du XXe siècle que Marseille acquiert sa réputation de ville criminogène. Parler de Marseille violente devient dès lors un lieu commun autant qu’une affaire d’État. Les années 1930 en constituent l’apogée, puisque la criminalité organisée gangrène le pouvoir municipal. La dernière période couverte par l’ouvrage incarne cette oscillation entre phase de reflux de la criminalité à Marseille (années 1920) et réapparition de la question (années 1930), à partir d’une analyse croisée des faits objectifs et des imaginaires.

Pour mieux comprendre la démarche suivie par l’autrice, le titre constitue un précieux guide, au-delà de son point d’interrogation.

« Marseille ». À partir de l’objet criminel, Laurence Montel propose une immersion très riche dans la ville, tant en diachronie – du lendemain de la Révolution française à la veille de la Seconde Guerre mondiale – que dans la diversité des lieux et espaces visités – des bas-fonds au centre du pouvoir municipal. Et ce, sans tomber dans l’illusion localiste : l’ouvrage ne perd jamais de vue les relations de la ville avec l’État et l’influence de ce dernier, depuis la reprise en main de la police municipale au début du XXe siècle jusqu’à l’épisode de la mise sous tutelle de la ville en 1939 (qui fait suite à l’incendie des « Nouvelles galeries » sur la Canebière, symptôme autant que conséquence de l’incurie des services municipaux). L’approche monographique, qui permet d’aller très loin dans la profondeur et la finesse de l’analyse, ne verse jamais dans la « marseillologie ». L’autrice prend soin d’adopter une approche dépassionnée de son objet et du terrain : il ne s’agit nullement de défendre une ville qui serait injustement affublée d’une mauvaise réputation (l’historienne n’endosse jamais le rôle de sauveteuse de Marseille), ni au contraire de tomber dans des jugements de valeur culturalistes qui expliqueraient la violence par un tempérament méridional, par exemple.

« Capitale ». L’analyse ouvre une réflexion sur ce qui fonde la centralité d’un lieu, comme espace de commandement à partir duquel des modèles et des pratiques se diffusent, si bien qu’une matinale de radio aujourd’hui peut interroger le maire de Grenoble sur le surnom de sa ville, « petit Marseille » ou qu’un média national titre en novembre 2024, « Rennes, où trois crimes et délits sont commis chaque heure, a basculé dans une physionomie à la marseillaise ».

« Crime ». L’histoire décrite et analysée est celle de faits considérés comme illégaux mais qui font eux-mêmes l’objet d’une évolution dans l’encadrement du délictueux. À travers l’histoire de la trajectoire criminelle d’une ville, c’est donc l’histoire des objets criminels qui est interrogée : les vols (et le type de biens volés), la prostitution (et l’encadrement, y compris légal, des quartiers réservés, qui désignent les rues dédiées à la prostitution), les jeux, et enfin, les liens entre les mondes criminels et politiques à partir des années 1930. Il s’agit donc aussi d’une histoire de la déviance au sens que lui donne le sociologue Howard Becker (2012 [1963]), puisque l’étiquetage de ce qui est (il)légal ou (im)moral ne cesse d’évoluer dans le temps. Au fil de ces mutations normatives, c’est la réputation de la ville et de ses mondes criminels qui se recomposent.

« Racines ». L’exploration des origines vise à en comprendre la construction sociale et la naturalisation de ce culturalisme associé aux imaginaires de la criminalité, sans tomber pour autant dans un excès de constructivisme, puisque l’autrice montre bien la réalité matérielle des phénomènes criminels et leurs effets dans les politiques locales et nationales.

« Imaginaires ». La dimension la plus passionnante et aboutie du livre est l’enchâssement entre les faits objectifs, recueillis dans les archives judiciaires, et les représentations qui leur sont associées, dans la presse régionale (Le Nouvelliste de Marseille, Le Petit Marseillais, Le Sémaphore de Marseille…) ou nationale/parisienne (L’Aurore, Candide, Le Crapouillot, Le Petit Journal…), mais aussi dans la littérature marseillo-provençale (Jean Bazal, Gustave Bénédit, Horace Bertin, Fortuné Chailan) et nationale (Blaise Cendrars, Claude Dubois, Stendhal, Émile Zola). Ce travail aurait peut-être mérité d’être complété par une sociologie des milieux journalistiques et littéraires des époques étudiées. Quid des circulations des journalistes marseillais qui, de Marseille à Paris, emportent avec eux leurs représentations et qui, au contact des contraintes professionnelles, sont transformées par elles ? De même, quels sont les effets des représentations exogènes (parisiennes) sur les imaginaires produits localement ? Les protocoles d’enquêtes sur ces éléments restent sans doute à construire tant il paraît redoutable de travailler sur le sable des représentations historiques, même quand elles s’adossent sur des matériaux archivistiques.

Faits et figures criminels

Toutefois, ces imaginaires permettent de mettre au travail une série de figures qui se recomposent à travers le temps.

Celle du criminel d’abord permet d’explorer l’évolution du « nervi ». Au départ, le « nervi » est lié au folklore marseillais, on dirait aujourd’hui le « cacou », avec son élégance et sa prétention, sa gouaille et son oisiveté : il « avance les épaules et communique un perpétuel balancement à ses bras que terminent deux poings constamment fermés », selon une caricature de la fin du XIXe siècle. Il porte « la casquette de travers, une fleur à la bouche, avec une veste jaune très courte, un pantalon extrêmement collant par le haut, qui représente bien les bouillants méridionaux ». Il est d’ailleurs construit en miroir par rapport à une figure typiquement parisienne, « l’apache ». Il n’est pas forcément déprécié mais renvoie à la figure de la jeunesse masculine. Peu à peu, après l’épisode de la Commune de Marseille en 1871, sa figure se politise, et puis, en s’ethnicisant avec l’immigration italienne, se fait voleur, souteneur, proxénète et bientôt violent, perdant son capital sympathie. Le nervi marseillais se dissout alors dans l’imaginaire de la pègre, de la prostitution et du jeu.

La deuxième figure investie est précisément celle des mondes criminels qui montre le passage de la « pègre » au « milieu » à partir de la Première Guerre mondiale. Si la pègre s’est développée dans un contexte de crise économique au début du XXe siècle en se spécialisant dans les vols, la prostitution et les violences de rue, le terme est remplacé à partir de la fin des années 1920 par celui de « milieu ». Ce dernier signifie à la fois la diversification des activités illégales, la hiérarchisation et la structuration de l’organisation criminelle et l’intrication de celle-ci avec les milieux politiques. Sont ici bien restitués les cas emblématiques de François Spirito et de Paul Carbone [3], et les liens entretenus avec le premier adjoint au maire (de 1929 à 1935) et député (de 1928 à 1936), Simon Sabiani (Jankowski 1989).

C’est aussi la trajectoire des lieux de la criminalité qui est retracée, lieux d’abord incarnés par les bas-fonds, autour du Vieux-Port et du quartier réservé, à Saint-Jean, sur la rive nord du Vieux-Port, et qui sera dynamité en février 1943, sous l’Occupation. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, ils font encore l’objet d’une vision exotique et orientaliste, mais rassemblant les populations pauvres et reléguées dans les habitats insalubres qui se mêlent aux petits trafics, ils incarnent l’immoralité et la menace qui pèsent sur la ville. Faire l’histoire de la criminalité urbaine, c’est aussi reconstituer les espaces interlopes que les pouvoirs cherchent à invisibiliser, parce qu’ils font peser le risque de représenter la ville dans son entièreté. À la fin des années 1930, les lieux de la criminalité se déplacent dans les hôtels particuliers jusqu’à la mairie, alors que les criminels se notabilisent et se confondent avec les élus.

Enfin, la dernière figure analysée dans l’ouvrage est la ville de Marseille elle-même. Qui, de décor devient le protagoniste du crime, à l’image de ces imaginaires qui personnifient et anthropomorphisent la ville.

Dépassant la dimension proprement marseillaise, l’ouvrage de Laurence Montel montre les liens qui unissent phénomènes objectifs et représentations subjectives pour comprendre la violence urbaine, ses mutations et ses intrications dans la société locale comme nationale.

Bibliographie

  • Becker, H. 2012 [1963]. Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris : Métaillé.
  • Jankowski, P. 1989. Communism and Collaboration. Simon Sabiani and Politics in Marseille, 1919-1944, New Haven-Londres : Yale University Press.
  • Jobard, F. et de Maillard, J. 2015. Sociologie de la police. Politiques, organisations, réformes, Paris : Armand Colin.
  • Kalifa, D. 2013. Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris : Éditions du Seuil.
  • Maisetti, N. et Mattina, C. (dir.). 2021. Maudire la ville. Socio-histoire comparée des dénonciations de la corruption urbaine, Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion.
  • Mucchielli, L. et Raquet, É. (dir.). 2016. Délinquances, police, justice. Enquêtes à Marseille et en région PACA, Marseille : Presses universitaires de Provence.
  • Pujol, P. 2014. French deconnection. Au cœur des trafics, Paris-Marseille : Robert Laffont-Wildproject.
  • Regnard-Drouot, C. 2009. Marseille la violente. Criminalité, industrialisation et société (1851-1914), Rennes : Presses universitaires de Rennes.

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To cite this article:

, « Marseille, anatomie d’une légende criminelle  », Metropolitics, 15 May 2025. URL : https://metropolitics.org/Marseille-anatomie-d-une-legende-criminelle.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2168

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