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Terrains

Les débats autour de la tarification incitative pour la prévention et gestion des déchets

Pourquoi la redevance incitative pour la collecte des déchets ménagers ne décolle-t-elle pas en France ? Manque de clarté des objectifs, absence d’évaluation économique et jugements moraux perturbent la mise en place de cette politique publique.

La tarification incitative (TI) du Service public de prévention et gestion des déchets (SPPGD) est une mesure qui consiste à facturer les usagers (ménages et entreprises) en fonction de la quantité de déchets qu’ils produisent. Cela se traduit par une taxe d’enlèvement des ordures ménagères (TEOM) ou une redevance qui intègre une part fixe et une part variable établie sur la base de paramètres tels que le volume du bac, le nombre de levées du bac, le nombre de dépôts en points d’apport volontaire ou encore le poids des déchets collectés.

La tarification incitative n’est pas obligatoire, mais des objectifs figurent dans la réglementation. Ainsi, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) d’août 2015 se fixe d’atteindre 25 millions d’habitants couverts par ce dispositif en 2025. Il revient aux collectivités compétentes en matière de gestion des déchets, à savoir les intercommunalités ou les syndicats de gestion des déchets auxquels elles adhèrent, de choisir d’adopter ou non la TI. Au 1er janvier 2020, celle-ci ne couvrait encore que 200 collectivités et 6 millions d’habitants. Elle était notamment très peu implantée en milieu urbain, où le Grand Besançon est longtemps resté le seul exemple notoire de collectivité à avoir franchi le pas. En 2022, plusieurs métropoles se sont engagées dans une étude sur la TI ou sa mise en place, ce qui représente un tournant dans son déploiement national. Bien que des aides au déploiement aient pu être octroyées par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), elles n’ont pas suffi à faire en sorte que l’objectif fixé soit atteint.

Quels sont les facteurs qui peuvent pousser les collectivités à adopter ou refuser la TI ? En nous appuyant sur les résultats du projet de recherche « Tarification incitative : atouts, modalités, obstacles » (TI AMO), auquel nous avons participé [1], nous exposons successivement les considérations politiques et pratiques, les impacts économiques et financiers escomptés, enfin les conceptions de l’équité qui peuvent entrer en considération dans le choix d’adopter ou non la TI, et, le cas échéant, d’opter pour une taxe d’enlèvement (TEOMI) ou une redevance incitative (RI).

Le présent article s’appuie notamment sur les entretiens réalisés en présentiel entre mars et septembre 2019 [2] au sein de dix-huit collectivités françaises sélectionnées dans cinq régions [3].

Les considérations politiques et pratiques dans la mise en place de la TI

La TI étant vue comme une mesure innovante, encouragée mais non obligatoire [4], elle peut participer à démontrer un certain caractère pionnier de la collectivité [5]. Cependant, elle peut aussi être perçue comme un sujet particulièrement sensible par des collectivités préoccupées par une réaction négative des usagers à propos des coûts ou de son caractère individualiste et coercitif, caractéristique d’une évolution néo-managériale du service public (Caillaud 2018).

Toutefois, au-delà de ces considérations politiques, il convient de ne pas négliger des considérations plus pratiques qui peuvent faire de la TI un véritable outil au service de la politique de prévention et gestion des déchets des collectivités. Ainsi, les intercommunalités qui font face à des problèmes de saturation d’exutoires pour le traitement de leurs déchets sont susceptibles de voir la TI comme un levier pour pousser les usagers à réduire et à mieux trier leurs déchets. De même, la TI peut être vue comme un outil au service de la maîtrise des coûts du service, notamment dans un contexte d’augmentation de la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP) qui s’applique aux tonnages entrants dans les unités de traitement des déchets [6].

Toute mesure réglementaire qui encourage les collectivités à réduire ou mieux gérer les déchets, comme l’augmentation de la TGAP ou la baisse de frais prélevés par le Trésor public en cas d’instauration d’une part incitative à la TEOM, peut les encourager à mettre en place la TI. Les contextes de réorganisations territoriales [7], exigeant une harmonisation des pratiques, peuvent par ailleurs influer sur la mise à l’agenda de la TI.

Les collectivités sont aussi influencées par leurs voisines : un effet tache d’huile peut les convaincre d’adopter ou non la TI en fonction des retours d’expérience de territoires proches, ce qui contribue à expliquer que la TI soit plus développée dans certaines régions. Si cet effet s’explique généralement par une convergence de points de vue entre pairs, il peut s’appliquer également d’autres manières. Ainsi, certaines collectivités subissent ou craignent de subir un afflux de déchets provenant de collectivités voisines appliquant la TI [8], ce qui peut les pousser à adopter à leur tour une TI. Les effets d’influence sont également visibles entre collectivités aux caractéristiques similaires, y compris entre les collectivités urbaines denses. Ainsi, les résultats d’une expérimentation menée par Grenoble Alpes Métropole, sur une partie de son territoire intégrant de l’habitat collectif, sont très attendus ailleurs (Verbaere 2022).

Des résultats démontrés sur le plan environnemental et financier, qui ne font toutefois pas consensus

L’effet de la TI sur la réduction des ordures ménagères résiduelles (OMR) collectées est démontré par plusieurs études. Ainsi, l’Agence de la transition écologique (Ademe 2019b) a estimé que sur un échantillon de cinquante-neuf collectivités en TI, les OMR « ne représentent plus qu’un quart des déchets collectés par les collectivités contre 41 % dans l’échantillon sans TI ». L’Agence met également en avant l’impact positif de la TI en termes de maîtrise des coûts du service.

Si les collectivités qui choisissent de mettre en place une TI sont souvent convaincues par ces arguments et les reprennent dans leurs discours, d’autres tendent à les nuancer, voire à les contredire. Ainsi, certaines font l’hypothèse qu’une partie des OMR n’est pas « réduite » mais reportée dans les bacs jaunes destinés au recyclage, dans les bennes « tout-venant » des déchèteries, dans les collectivités voisines, ou encore abandonnée dans la nature. La crainte de ces comportements « inciviques », notamment les dépôts sauvages, peut être un facteur de refus de la TI. Cependant, les entretiens menés montrent que l’existence d’une recrudescence de ces comportements lors d’un passage en TI, de même que leur ampleur et leur maintien dans la durée, n’est pas rigoureusement établie. Les témoignages des collectivités sur ce sujet divergent.

En outre, les effets bénéfiques de la TI sur le plan financier sont parfois contrebalancés par les inconvénients d’un dispositif complexe, qui demande des moyens humains importants et exige des investissements considérables pour ses dispositifs techniques, comme des colonnes d’apport volontaire avec contrôle d’accès ou des camions avec pesée embarquée. Certaines collectivités peuvent ainsi considérer que des solutions plus simples et moins coûteuses, comme la réalisation de campagnes de communication ou la distribution de composteurs individuels, devraient être privilégiées pour réduire et mieux valoriser les déchets. Quant à la diminution escomptée du coût de traitement des OMR (hors TGAP), elle peut être compensée par une hausse du coût à la tonne de traitement lorsque la quantité de déchets à traiter diminue.

Un axe critique moins présent dans le discours des collectivités opposées à la TI questionne les ressorts psychologiques de son efficacité. En promettant un gain financier aux usagers, l’incitation véhiculée par la TI risquerait de prendre le pas sur les motivations à réduire et trier leurs déchets et d’avoir une portée limitée à long terme (Gneezy et al. 2011). En outre, l’incitation ne semble pas tant liée au gain financier escompté – somme toute modéré – qu’au fait de mettre au défi les habitants de réduire leurs déchets (Thogersen 2003). Il serait ainsi efficace [9] de fournir aux usagers une information précise sur leur production individuelle de déchets, sans corréler le montant de la facture à l’information communiquée (Meineri et al. 2018).

L’argument de l’équité

Lorsqu’elle est apparue aux États-Unis à la fin des années 1980, la TI était d’abord justifiée par des considérations purement économiques, mais son intérêt en termes d’équité n’a pas tardé à être souligné (Fullerton et Kinnaman 1996). En France, la recherche d’équité ne semble pas faire partie des motivations premières (Ademe 2019a), mais des collectivités peuvent néanmoins la mettre en avant. C’est le cas de la Communauté de communes du Pays des Herbiers, collectivité vendéenne couverte par le syndicat Trivalis, qui a atteint le ratio d’ordures ménagères le plus bas en France (83 kg/hab.an. en 2021 contre une moyenne nationale de 248 kg/hab.an en 2021) [10], grâce à la TI, l’optimisation des collectes et une distribution précoce et massive de composteurs individuels. Dans ce territoire, le sentiment d’une « politique juste » va de pair avec la volonté de limiter les impacts environnementaux et les coûts de la gestion des déchets (Ademe 2019a).

Cette équité pourrait être vue comme consubstantielle à la TI dans la mesure où la part variable est proportionnelle à la quantité de déchets produite par chaque usager. À l’instar de la facturation de l’eau ou de l’énergie, la TI peut être vue comme le mode de facturation le plus juste pour un service jugé essentiel. Pourtant, les pouvoirs publics français ont opté pour une expression, « tarification incitative », qui porte plus sur l’effet recherché (« inciter » les ménages à produire moins d’ordures ménagères résiduelles) que sur l’équité. D’autres pays ont fait un autre choix : il est ainsi question de « taxe causale » en Suisse et de « pay-as-you-throw » (PAYT) dans les pays anglo-saxons, expression reprise dans la littérature internationale [11]. La TI est aussi parfois rattachée au principe « pollueur-payeur », que l’on retrouve dans les diverses expressions allemandes désignant la TI (comme « Verursachergerechte Abfallgebühren [12] »).

Cependant, le caractère équitable de la TI est loin de faire consensus. Le débat se concentre sur l’évolution différenciée du tarif pour les ménages après le passage en TI. Elle dépend en premier lieu du choix entre TEOM incitative et redevance incitative. Dans le cas de la TEOM incitative, la part fixe est dépendante de la taxe foncière et donc in fine de la valeur locative cadastrale. À l’inverse, la redevance incitative reflète de façon plus directe l’usage du service. En calculant le coût en fonction des quantités de déchets produites, elle peut paraître plus équitable. Cependant, cette évaluation repose sur l’« équité des coûts », c’est-à-dire le fait de s’assurer que chaque usager contribue à hauteur de son usage du service et néglige l’« équité au niveau local » qui tient compte des besoins propres à des groupes particuliers, comme les ménages à bas revenus ou les familles nombreuses (Battlevell et Hanf 2008). Dans cette optique, certaines collectivités avancent l’idée que le critère de la valeur locative rend la TEOM incitative plus équitable, parce qu’elle permet de mettre davantage à contribution les professionnels [13] et qu’elle actionne un transfert de charges entre ménages aisés et modestes.

Ce dernier argument se base sur l’hypothèse selon laquelle les ménages plus aisés auraient une superficie de foncier plus élevée et seraient donc avantagés par la redevance (incitative ou non) par rapport à la TEOM, mais là encore, il n’y a pas de vision univoque. Les décideurs convoquent des stéréotypes pour illustrer leur point de vue sur l’équité du dispositif : à celui de la « famille nombreuse » pénalisée par la redevance dans son petit logement répond celui de la « grand-mère vivant seule » pénalisée par la TEOM dans sa grande maison. L’opposition entre TEOM et redevance prend alors le pas sur l’opposition entre incitatif et non incitatif.

Dans le cadre de ces débats, certaines collectivités considèrent avec regret qu’il n’est pas possible d’intégrer explicitement des critères sociaux, comme le niveau de vie des ménages, ou des situations particulières à l’origine d’une surproduction de déchets [14]. Cette considération semble liée à une interprétation du principe d’égalité fiscale comme entrave à ce type d’ajustements, ce qui n’est pourtant ni imposé par la loi (le principe d’égalité fiscale intègre la possibilité de taux progressifs), ni confirmé par la jurisprudence peu fournie sur ce sujet. Dès lors, de rares collectivités intègrent tout de même des tarifs sociaux (comme en Allemagne, en Suisse ou en Belgique). Une réponse plus consensuelle consiste à s’efforcer de prendre en compte indirectement des critères sociaux en modulant le tarif en fonction du nombre de personnes dans le foyer. Une troisième voie, qui consisterait à calculer la part fixe de la TI sur la base de la déclaration d’impôt sur le revenu, ne semble quant à elle pas à l’ordre du jour.

Si la tarification incitative est parfois choisie pour optimiser le service public de gestion des déchets en poussant les usagers à réduire et à trier davantage leurs ordures ménagères résiduelles, elle peut aussi rebuter des collectivités en raison d’un dispositif technique et administratif perçu comme complexe et de la crainte d’effets limités, voire contre-productifs. En outre, bien qu’elle soit souvent présentée comme un mode de financement plus juste, son caractère équitable ne fait pas consensus et est souvent dépassé par les enjeux d’équité associés au choix entre TEOM et redevance. Ces débats permettent de comprendre pourquoi la TI peine à se développer à la hauteur des objectifs fixés dans la réglementation, et peut-être aussi, en creux, pourquoi elle reste non obligatoire.

Bibliographie

  • Ademe, Traineau, D., ECOGEOS, Missir, Q., Matias Mendes, M., Guyomard, M., Rondel, M., Vancauwenberghe, V., Zero Waste France, Chatel, L. et Debrabandere, P. 2019a. « Territoires pionniers de la prévention des déchets », 193 p.
  • Ademe, 2019b. « Référentiel national des coûts du service public de prévention et gestion des déchets – Année 2016 », p. 96.
  • Battlevell, M et Hanf, K. 2008. « The fairness of PAYT systems: some guidelines for decision-makers », Waste Management, n° 28, p. 2793-2800.
  • Caillaud, K. 2018. « Les conditions de mise au travail des usagers. Le cas de la gestion des déchets », Gouvernement et action publique, n° 3, p. 57-81.
  • Deleuil, J.-M., Missir, Q., Châtel, L., Matias-Mendes, M., Chouteau, M., Nguyen, C., Mery, J., Turchet, T. et Papin, M. 2021. « Tarification incitative : acteurs, modalités, obstacles », rapport final.
  • Fullerton, D. et Kinnaman, T. C. 1996. « Household responses to pricing garbage by the bag », The American Economic Review, vol. 86, n° 4, p. 971-984.
  • Gneezy, U., Meier, S. et Rey-Biel, P. 2011. « When and why incentives (don’t) work to modify behaviour », Journal of Economic Perspectives, vol. 25, n° 4, p. 191-210.
  • Meineri, S., Dangeard, I. et Dupre, M. 2018. « Efficacité d’un feedback hebdomadaire sur la réduction du poids des ordures ménagères résiduelles », Pratiques psychologiques, vol. 24, n° 1, p. 79-97.
  • Thogersen, J. 2003. « Monetary incentives and recycling: behavioural and psychological reactions to a performance-dependent garbage fee », Journal of Consumer Policy, n° 26, p. 197-228.
  • Verbaere, I. 2022. « Réduire les OMR à la source, c’est possible », Club Techni.Cités.

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To cite this article:

& , « Les débats autour de la tarification incitative pour la prévention et gestion des déchets », Metropolitics, 17 March 2025. URL : https://metropolitics.org/Les-debats-autour-de-la-tarification-incitative-pour-la-prevention-et-gestion.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2145

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