Depuis les années 2000, les « déserts médicaux » sont désignés dans les espaces politiques et médiatiques comme un problème public interrogeant l’égalité d’accès aux soins sur le territoire (Hassenteufeul et al. 2020). La présente étude de cas porte sur un hôpital public du sud-est de la France situé en zone rurale et affecté par les fermetures et les privatisations de services depuis les années 1950, générant des phases de contestation et de mobilisations à l’échelle locale.
À cheval sur deux intercommunalités, le Centre hospitalier de Bourgneuf-Neuville (CHBN) regroupe les hôpitaux des deux chefs-lieux, distants d’une vingtaine de kilomètres, qui ont fusionné en 2013 : celui de la ville de Bourgneuf (15 900 habitant·es en 2020) et celui de Neuville (8 300 habitant·es) [1]. Les données Insee sur ces deux territoires révèlent une morphologie sociale assez homogène et caractéristique des espaces ruraux : les cadres y sont sous-représenté·es, à l’inverse des classes populaires (Bruneau et al. 2018) [2]. Retraité·es mis·es à part, le profil social de ces espaces rappelle aussi celui des espaces urbains marginalisés (Avenel 2010 ; Grafmeyer et Authier 2015). En outre, les deux villes voient leur population s’accroître de manière continue depuis plusieurs décennies du fait de l’arrivée de nouveaux·elles habitant·es, notamment venu·es de la grande ville voisine paupérisée.
Malgré cette croissance démographique [3], la pénurie de médecins, couplée aux difficultés financières du CHBN, est utilisée par les directeurs de l’hôpital et les édiles pour justifier des fermetures de services mais aussi des projets de rapprochement avec le secteur privé, voire de privatisation.
Cet article s’appuie sur une enquête ethnographique en cours, alliant observations des mobilisations collectives, entretiens [4] et analyse documentaire (archives de presse, documents administratifs et militants). Le CHBN apparaît comme un cas emblématique des évolutions du service public hospitalier dans les espaces ruraux, peu étudiés par les sciences sociales, ainsi que de la place prise par le secteur privé à l’hôpital.
Les tentatives d’intrusion du secteur privé à l’hôpital : une histoire ancienne
Les politiques de privatisation hospitalière ne sont pas nouvelles. Les travaux d’Olivier Faure (2012) ont souligné le déploiement complémentaire de l’hospitalisation privée et publique depuis le XIXe siècle. À Neuville et à Bourgneuf, le secteur privé cherche à se développer dans les hôpitaux depuis au moins les années 1950.
À Neuville comme dans d’autres hôpitaux de petite taille, il existe, au milieu du XXe siècle, une « clinique ouverte », composée d’unités privées à l’intérieur du service public, avec un nombre de lits dévolus à l’activité de médecins libéraux de ville qui viennent y pratiquer leurs actes, au tarif qu’ils fixent. Cet usage privé de l’hôpital public permet d’y attirer des médecins, notamment des chirurgiens, et d’éviter que ces derniers ne se tournent vers les cliniques privées. Légalisées en 1941, sous le régime de Vichy, ces cliniques ouvertes incitent les hôpitaux à se moderniser et préfigurent la politique dite d’humanisation qui sera portée par le ministère de la Santé au début des années 1970 : elles offrent aux patient·es, souvent plus favorisé·es, « le libre choix de leur médecin, la liberté des heures de visite et des conditions de confort meilleures qu’en secteur commun hospitalier, le refus de la salle commune se faisant de plus en plus pressant » (Dessertines 2009). À la fin des années 1960, la clinique ouverte de Neuville occupe 25 % des lits de l’hôpital – alors que le seuil imposé par la Sécurité sociale est de 10 % – et fait partie des plus importantes de la région.
À Bourgneuf, les tentatives d’implantation du privé sont appuyées par différents notables locaux (médecins devenus élus et directeurs), qui les présentent comme une nécessité face au manque de médecins et une occasion de moderniser l’hôpital. Elles sont néanmoins contestées par les mobilisations collectives, qui agissent comme des remparts du service public. Dans l’historiographie locale, la vétusté de l’hôpital et le manque d’investissement de la municipalité sont présentés comme une des raisons de la fermeture du service de chirurgie à la fin des années 1950 et du refus de l’administration sanitaire départementale de renouveler l’autorisation d’activité pour son service d’obstétrique. Deux cliniques chirurgicales viennent à la fois compléter et concurrencer l’hôpital public. Quand le nouvel hôpital ouvre en 1975, la difficulté à recruter des chirurgiens pousse le maire (divers droite), lui-même médecin, à confier la gestion du service de chirurgie au directeur d’une des cliniques. Cette mesure suscite une importante mobilisation associative et syndicale, qui donne naissance au « comité d’action pour un véritable service public » à l’hôpital de Bourgneuf la même année, qui obtient l’annulation de la privatisation du service [5].
Au début des années 2000, les difficultés du service de réanimation de Bourgneuf, les problèmes financiers de cette même clinique ainsi que la concurrence qu’exercent le centre hospitalier universitaire et les établissements privés de la préfecture (à une quarantaine de kilomètres) relancent le projet d’une « symbiose entre l’hôpital et la clinique », selon les propos du directeur général de l’hôpital de l’époque [6]. Officiellement, il s’agit de « compléter les spécialités » chirurgicales pour « maintenir une offre de soins intéressante » sur le territoire [7]. Le projet, approuvé par le nouveau maire (divers droite également), lui-même anesthésiste-réanimateur à la clinique, propose un service d’urgence mutualisé entre les deux établissements et une activité de chirurgie réalisée au bloc opératoire de Bourgneuf par des chirurgiens publics ou privés, selon le choix des patient·es. Mais les chirurgiens de l’hôpital refusent, et son conseil d’administration ajourne le projet à la suite d’une nouvelle mobilisation réunissant des militant·es du comité de 1975, de nombreux·ses agent·es et syndicats de l’hôpital, des militant·es associatif·ves et des élu·es de gauche de Bourgneuf.
Le tournant des années 2010 : justifier la casse de l’hôpital public…
La dynamique qui s’enclenche dans les années 2010, alors que la maternité de Neuville a fermé en 2007, est tout autre. La fusion des deux hôpitaux en 2013, les restructurations et les suppressions de services depuis 2014 sont présentées par les directeurs de l’hôpital et de l’Agence régionale de santé (ARS), ainsi que les élu·es de Bourgneuf et Neuville, comme des tentatives de rationalisation de l’activité et de sauvetage d’un hôpital public risquant de disparaître. Plus récemment, deux épisodes ravivent ces craintes. Le premier est l’entrée en vigueur de la loi Rist en avril 2023, plafonnant les rémunérations des médecins intérimaires des hôpitaux publics. Cette loi est invoquée par le directeur général du CHBN pour justifier la fermeture du service des urgences de Neuville au printemps 2023, qui fonctionne alors avec 50 % de médecins remplaçant·es. Le second est lié au niveau d’endettement atteint en 2024 qui donne lieu à un « audit des pratiques RH » et à un rapport de la chambre régionale des comptes (CRC) alertant sur « des finances fortement dégradées, malgré des aides massives de l’ARS » et une « dérive de la masse salariale [8] ». L’encours de la dette s’établit alors à 5,5 millions d’euros, et l’état prévisionnel des recettes et des dépenses prévoit un déficit de près de 21 millions d’euros pour 2024 [9].
Pour les élites locales (maires et directeurs de l’hôpital), les tutelles de l’hôpital (ministère et ARS) comme pour la CRC, l’accumulation de ces difficultés procèdent à la fois d’un manque de médecins, d’une absence de réorganisation du fonctionnement des équipes médicales de Neuville et Bourgneuf et d’un déclin d’activité. Présentée comme un facteur exogène, la pénurie de médecins permet, pour la direction de l’hôpital et l’ARS en particulier, de justifier avec fatalité la réduction de l’offre de services comme inévitable. Pour les syndicats, les collectifs d’usager·es et le personnel hospitalier, en revanche, c’est l’assèchement volontaire du vivier de médecins potentiels à Neuville ainsi qu’une politique de pilotage de l’offre de soins par les coûts qui sont venus dégrader la situation de l’hôpital. Ainsi, le risque de faillite de l’hôpital (Juven et Lemoine 2018) sert d’argument à son démantèlement et légitime, en retour, le recours au privé pour maintenir l’offre de soins.
… pour mieux céder la place au secteur privé
Depuis les années 2010, le secteur privé a connu une forte concentration (Belorgey 2019) et l’« encastrement du privé dans l’hôpital public » s’est accentué et diversifié (Gelly et Spire 2022). Localement, les coopérations entre public et privé ainsi que les projets de privatisation de certains services du CHBN s’accélèrent et changent de nature.
Résurgence d’anciens projets, l’ouverture d’un service d’IRM à Neuville à l’été 2023 se fait en partenariat public-privé (financement 50 % public-50 % privé), sans contestation sociale. Face à l’absence de radiologues à l’hôpital, le service fonctionne exclusivement avec et au profit des médecins libéraux qui y exercent. Au même moment, la fermeture des urgences de Neuville génère, quant à elle, une importante mobilisation du comité de défense de l’hôpital – dynamisé par les fermetures de services des années 2010 –, des usager·es, des soignant·es, des syndicats et de certain·es élu·es. Soutenue par ce comité, la cheffe du service cherche alors par tous les moyens à le faire rouvrir, quitte à s’organiser avec les urgentistes libéraux·ales du centre privé de « soins non programmés » de la ville, par ailleurs médecins à la clinique de Bourgneuf, rachetée en 2021 par l’un des principaux acteurs de l’hospitalisation privée en France, le groupe Elsan. Comme pour le service d’IRM, le privé lucratif est sollicité pour « sauver » l’hôpital qui manque de médecins. Présenté dans les instances de l’hôpital, le projet échoue, mais le centre privé parvient, en revanche, à déménager au sein de l’établissement, dans les locaux du service d’urgence fermé.
Le cas de l’EHPAD de Bourgneuf, jusque-là rattaché à l’hôpital, montre encore une autre logique de privatisation : c’est moins l’absence de médecins que celle de ressources financières qui vient justifier sa privatisation et sa délocalisation. Face à la vétusté des locaux qu’ils dénoncent, le maire et le président du Conseil départemental (tous deux divers droite) décident en 2018 de privatiser l’EHPAD, en insistant sur le fait que l’hôpital n’a pas les moyens de prendre en charge le coût de cette rénovation. Leur position est appuyée par le directeur général actuel du CHBN, pour qui le recours au privé permet de maintenir l’offre de soins sur le territoire. Ce projet redonne un nouveau souffle à la mobilisation locale, parmi les organisations syndicales et la population. Les usager·es réactivent leur collectif et militent avec le comité de Neuville pour demander le maintien de l’EHPAD dans le giron de l’hôpital et en centre-ville. S’ils obtiennent que l’EHPAD reste où il est, ils n’empêchent pas sa privatisation, en 2021, au profit du groupe SOS Seniors, une filiale du Groupe SOS. Ce dernier est l’un des plus importants ensembles associatifs français, critiqué pour sa « tentation hégémonique [10] » et souvent pris en exemple de la concentration et de la marchandisation du secteur.
Les dynamiques de privatisation à l’œuvre ne relèvent donc pas seulement d’une logique de complémentarité entre public et privé. Elles rendent impossibles l’établissement et le maintien d’un service public hospitalier sur ce territoire rural. Au cours des décennies passées, bien qu’ils aient évolué, les projets de modernisation, d’implantation ou de maintien d’une offre hospitalière sur le territoire n’ont de cesse de s’appuyer sur le secteur privé, faute de moyens humains et financiers à l’hôpital public, et ce, avec le concours des notables locaux. Cette dynamique s’appuie sur une rhétorique qui se retrouve aussi dans les discours des élites locales concernant la gestion des « déserts médicaux » dans certains quartiers populaires urbains, où la volonté de mettre en place une offre de soins de proximité peut conduire à occulter la réflexion sur le type d’offre et ses effets sur la réduction des inégalités (Chiusano et al. 2023). En revanche, là où localement les luttes sociales étaient victorieuses jusqu’aux années 2000, depuis les années 2010, les recompositions du secteur hospitalier privé convergent avec les politiques de regroupement territorial portées par les ARS, les directeurs et les élu·es municipaux·ales. Cet alignement d’intérêts réduit les contre-pouvoirs et met en échec les mobilisations pour la défense d’un service public hospitalier.
Bibliographie
- Avenel, C. 2010. Sociologie des quartiers sensibles, Paris : Armand Colin.
- Belorgey, N. 2019. « Les mutations du travail de soin dans les cliniques », in F. Dubet, Les Mutations du travail, Paris : La Découverte.
- Bruneau, I. et al. 2018. Mondes ruraux et classes sociales, Paris : Éditions de l’EHESS.
- Chiusano, K., Lefebvre, C. Mariette, A. et Pitti, L. 2023. « La rénovation urbaine au chevet des inégalités de santé ? Entretien croisé », Métropolitiques.
- Dessertines, D. 2009. « Les “cliniques ouvertesˮ, matrices de l’humanisation des hôpitaux », in A. Nardin (dir.), L’Humanisation de l’hôpital : mode d’emploi, Paris : AP-HP.
- Faure, O. 2012. Les Cliniques privées. Deux siècles de succès, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Gelly, M. et Spire, A. 2022. « L’encastrement du privé dans l’hôpital public », Sociétés contemporaines, n° 126, p. 5-31.
- Grafmeyer, Y. et Authier, J.-Y. 2015. Sociologie urbaine, Paris : Armand Colin.
- Hassenteufeul, P. et al. 2020. « Les “déserts médicaux” comme leviers de la réorganisation des soins primaires, une comparaison entre la France et l’Allemagne », Revue française des affaires sociales, 2020/1, p. 33-56.
- Juven, P.-A. et Lemoine, B. 2018. « Politiques de la faillite : la loi de survie des services publics », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 221-222, p. 4-19.