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Le désert : lieu de vie en marge de la société capitaliste américaine

Dans une ethnographie détaillée d’une douzaine d’habitants saisonniers d’un désert de l’Arizona, David Frati fait le portrait de personnes « réfractaires » au travail, relevant la place centrale des dons dans leur quotidien.

Recensé : David Frati, Les Réfractaires du désert. Rejet du travail et appropriation de l’espace dans le désert d’Arizona, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2024, 242 p.

Janvier 2005. Désert de La Posa à Quartzsite, Arizona. Après plusieurs terrains dans des campings, parcs nationaux et stationnements Walmart (Forget 2012), je stationne mon véhicule récréatif (VR [1]) pour débuter un terrain de recherche dans les déserts d’Arizona et de Californie afin de saisir le mode de vie des personnes vivant à l’année dans leur VR. Reconnue comme la Mecque des camping-cars, Quartzsite, petite ville de 2 413 habitants [2], rassemble plus de 1,5 million de visiteurs chaque hiver, en particulier lors du Quartzsite RV Show en janvier. C’est une destination incontournable pour quiconque s’intéresse au monde du camping-car. Au sein de ce désert sont rassemblées des personnes vivant dans des modèles luxueux comme des modèles de base, voire faits maison, dans leur voiture, sous la tente ou sous des abris de fortune. Quartzsite compose ainsi une image du désert habité, loin des conceptions de solitude, de vide, de plénitude et de contemplation auxquelles le désert fait souvent référence.

En 2016, c’est au tour de David Frati de débuter un terrain de recherche dans ce même lieu. Fait marquant, l’univers dans lequel il nous convie avec son ouvrage ne semble pas changé depuis toutes ces années. La population qui se retrouve dans ce milieu aride chaque hiver est toujours aussi hétérogène. David Frati s’intéresse à une frange bien particulière de ces résidents de La Posa à Quartzite, en menant une ethnographie de la vie quotidienne de ceux qu’il nomme « les réfractaires du désert ». Il passe en tout cinq mois auprès d’eux, répartis sur quatre hivers entre 2016 et 2019, en vivant dans son propre camping-car. Il a réalisé quarante-neuf entretiens auprès de soixante-cinq personnes, dont trente réfractaires du désert.

Une micro-ethnographie

L’auteur s’intéresse aux personnes qu’il rencontre dans un espace bien spécifique : la section nord du désert de La Posa à Quartzsite, soit un espace d’environ 4 km². Ce désert est situé dans une zone de tourisme administrée par le Bureau of Land Management (BLM), nommée Long Term Visitor Area (LTVA). D’une étendue de 45 km², cette zone permet à quiconque d’y demeurer au coût d’un permis de 40 dollars pour deux semaines (période après laquelle il faut obligatoirement quitter les lieux) ou de 180 dollars pour sept mois (15 septembre-15 avril). Le permis est aussi valide pour d’autres LTVA de la région, toutes régies par le BLM. C’est donc à moindre coût que des personnes peuvent élire domicile dans ce désert dont la particularité est d’être accolé à la ville de Quartzsite. Celles que l’auteur rencontre dans cet espace singulier partagent le même rejet du travail. Elles ont toutes cessé de travailler au quotidien avec des horaires fixes, le fameux « 9 à 5 », alors qu’elles étaient dans la cinquantaine ou la soixantaine, soit par choix, soit pour raison de santé. Elles ont dès lors accepté de vivre avec les revenus accumulés jusque-là ou de travailler ponctuellement ou de manière saisonnière. Ce rejet de la vie professionnelle « classique » nord-américaine amène David Frati à les nommer les « réfractaires du désert ».

À partir des travaux de Henri Lefebvre (2000), l’auteur considère que l’espace est produit par les structures sociales et reproduit par l’institutionnalisation des pratiques quotidiennes. C’est pourquoi, grâce à une ethnographie fine mêlant observation et entretiens, il propose de comprendre la production de l’espace du désert de La Posa à travers les échanges de dons entre réfractaires. Il tente de démontrer la corrélation entre l’adoption d’un mode de vie alternatif et un mode alternatif de production de l’espace social. Étudiant la production et l’utilisation d’un espace qu’ils s’approprient et les relations sociales qui en émergent, David Frati met en lumière la volonté et la capacité de ces réfractaires à exister autrement que ce qui est attendu de personnes de cet âge et ainsi, à prouver que des alternatives sont possibles. Comme l’écrivent Stéphanie Vermeersch et Aurélie Quentin dans la préface du livre : « [m]ême s’il n’est pas formulé comme tel, leur choix de vie est un acte profondément politique qui vise à trouver une place dans ce monde pour le temps qui leur reste, et qui matérialise leur volonté d’avoir encore prise sur leur propre existence. Ce faisant, ils alimentent le système qui les a maltraités en même temps qu’ils le contestent, en produisant une brèche fondée sur l’espace » (p. 12). Mener une ethnographie microsituée permet à l’auteur de s’intéresser à celles et ceux qui vivent dans cette brèche du système capitaliste nord-américain, en en montrant à la fois les réussites et les failles. C’est là toute l’originalité de sa recherche.

Figure 1. Entraide et vie quotidienne dans le désert

Photo : David Frati.

Après le rejet, repenser le rapport au travail

À travers douze portraits de réfractaires, l’auteur souhaite, dans un premier chapitre, montrer la diversité des profils parmi sa population d’étude et saisir pourquoi ils ont quitté la vie sédentaire pour la vie mobile. Menant une ethnographie très localisée, l’auteur fait le choix judicieux d’amener son lectorat à se rapprocher des protagonistes, afin de mieux comprendre ce qui les a conduits à choisir à la fois une vie sur la route, mais aussi un temps d’arrêt dans ce désert. Les photographies, nombreuses, appuient la volonté de David Frati de nous amener dans l’univers de La Posa et d’observer la vie quotidienne de ces réfractaires. Elles sont un ajout essentiel pour s’en imprégner.

Figure 2. Rassemblement matinal des résidents du désert

Photo : David Frati.

Si ces réfractaires rejettent la dépendance à un travail routinier, ils sont souvent contraints de trouver un petit emploi occasionnel afin de subvenir à leurs besoins. Ils optent ainsi pour des emplois d’entretien au sein d’infrastructures liées à leur mode de vie (camping, parcs, LTVA) ou dans les services ou commerces avoisinant leur lieu de stationnement. David Frati décrit cette faille entre la volonté initiale de quitter le monde du travail en optant pour un mode de vie mobile, alors même qu’ils sont souvent contraints d’y revenir de manière ponctuelle. « Le passage à l’habitat mobile ne permet donc pas toujours de s’émanciper complètement du travail, mais il permet aux réfractaires de transformer leur rapport à celui-ci et d’avoir accès à des niches d’emplois temporaires auxquelles ils n’auraient pas accédé autrement, et ainsi s’échapper du travail “9 à 5” » (p. 90). Ce besoin de poursuivre une activité professionnelle n’est pas propre aux réfractaires du désert, puisque les différentes recherches menées autour des personnes optant pour une vie sur la route démontrent la nécessité de maintenir une source de revenus, même maigre, pour payer leurs frais de stationnement et de déplacement (Counts et Counts 1996 ; Forget 2012), malgré leur volonté de quitter la vie active routinière. Elles trouvent une façon moins classique de le faire en choisissant des emplois souvent en lien avec leur nouveau choix de vie (par exemple dans l’industrie du camping). Jessica Bruder (2019) l’a démontré en étudiant comment la multinationale Amazon exploitait la force de travail de personnes de plus de 50 ans, en leur proposant de vivre dans leur camping-car et camionnette sur les parkings de ses entrepôts afin de minimiser leur temps de déplacement vers leur lieu de travail. Il aurait été intéressant que l’auteur sorte du cadre des réfractaires pour démontrer cette tendance, à vouloir quitter la vie professionnelle éreintante et routinière, de toutes les personnes optant pour un mode de vie mobile qui les amène à vivre une partie de l’année dans le désert.

L’échange de dons comme production de l’espace et structure sociale du groupe

Dans un deuxième chapitre, Frati démontre que vivre à La Posa relève du don initial d’un espace où tout le monde est bienvenu. Même s’il ne s’agit pas complètement d’un don, puisqu’un coût, minime, est lié au stationnement, les LTVA demeurent les derniers espaces aux États-Unis où l’accessibilité à tous est le maître-mot. Tout le monde a le droit d’y élire résidence pour une durée déterminée et d’y créer son propre territoire, atténuant dès lors les différences et générant un sentiment d’égalité entre campeurs. « Ici, peu importe le prix de ton VR, tu vis pareil. Tu as le même soleil, le même terrain, y a pas de différence » (Forget 2012, p. 139). Les campeurs de La Posa ont la liberté totale de choisir leur lieu de stationnement, son orientation et sa taille, à l’unique condition qu’ils respectent la distance minimale imposée de 15 pieds (5 m) entre chaque emplacement. Comme l’observe Bruder (2019), « Le désert a beau réveiller l’esprit civique des campeurs, les gens ne changent pas : ils marquent leur territoire et se divisent en tribus » (p. 155). La délimitation spatiale se fait souvent avec des pierres ou matériaux trouvés dans le désert (figure 3). David Frati soulève avec finesse que l’appropriation du territoire sert à le marquer pour y revenir l’année suivante : les souvenirs des résidents habitués produisent « un cadastre virtuel » grâce à la mémoire collective du groupe (p. 114). Ce don initial d’un lieu de stationnement enclenche, selon Frati, un processus de socialisation à et par l’espace et l’adhésion à un mode d’échanges de dons.

Figure 3. Utilisation de pierres pour marquer son territoire

Photo : David Frati.

Un troisième chapitre analyse les fonctions sociales du don, à travers un événement particulier, le karaoké de Donnie et Patty, qui rassemble un grand nombre de réfractaires et autres résidents du coin, et à travers Donnie, la figure emblématique du groupe. Toute cette partie reflète les observations minutieuses de l’auteur pour comprendre comment le karaoké se révèle être un haut lieu de production, de transmission et de diffusion des normes parmi les personnes qui s’échangent des biens d’une manière particulière. Aucune attente ou demande explicite quant à l’échange de dons n’est exprimée. Pour autant, celle-ci s’impose à tous les participants, ce qui prouve que les codes de conduite et les normes sociales se transmettent à cette occasion. Alors même que les réfractaires du désert expriment un rejet des expériences de domination, auxquelles ils ont été confrontés une grande partie de leur existence dans la société américaine, il est intéressant de constater qu’émerge, au sein de cet espace de vie, une figure dominatrice, celle de Donnie, qui régit la production de l’espace par l’échange de dons. L’auteur aurait pu s’attarder davantage sur les rapports quelque peu hiérarchiques qui semblent émerger autour de Donnie, afin de montrer comment des formes de domination naissent dans un espace social comme le désert, pourtant présenté par ses habitants comme égalitaire.

Figure 4. Aires d’influence d’une activité populaire, le karaoké de Donnie et Patty

Réalisation : David Frati.

Figure 5. Un début de soirée au karaoké

Photo : David Frati.

Enfin, le quatrième et dernier chapitre est consacré à un travail d’ethnocomptabilité (Cottereau et Marzok 2012) réalisé par l’auteur auprès de deux réfractaires. Sur une période de dix jours, il a recensé toutes les opérations comptables quotidiennes de ces deux personnes, que celles-ci soient financières ou non (incluant la circulation de biens) et les significations qu’elles ont pour ces derniers. Son ethnocomptabilité relève des faits intéressants sur les rapports qu’entretiennent ces deux réfractaires, mais je ne suis pas certaine qu’elle suffise à saisir toutes les dynamiques capitalistes dont parle l’auteur. Elle vient toutefois montrer à quel point une ethnographie à une micro-échelle, auprès de deux réfractaires uniquement, met en lumière certaines incohérences entre les discours énoncés, les pratiques observées et la réalité comptable.

Comprendre la marge pour penser l’avenir

David Frati propose dans cet ouvrage un voyage dans un espace-temps bien particulier, celui du désert de La Posa durant la saison hivernale, qui offre l’opportunité de vivre, et donc d’exister, à une population quelque peu marginale. Celle-ci y voit l’occasion de s’approprier un espace et un temps qui lui est propre. Ses constats liant production de l’espace et échanges de dons mettent en lumière la capacité de ces personnes à vivre et faire autrement, à développer un système d’entraide, même si elles ne peuvent complètement exclure la société de consommation dont elles souhaitent s’extraire. Cette recherche offre une analyse de ce qui risque de devenir un phénomène beaucoup moins marginal dans les années à venir, au regard des écarts économiques qui se creusent aux États-Unis conduisant un grand nombre à tenter d’exister dans la brèche que David Frati expose très intelligemment.

Bibliographie

  • Bruder, J. 2019. Nomadland, Paris : Globe.
  • Cottereau, A. et Marzok, M. M. 2012. Une famille andalouse. Ethnocomptabilité d’une économie invisible, Saint-Denis : Éditions Bouchène.
  • Counts, D. et Counts, D. 1996. Over the Next Hill. An Ethnography of RVing Seniors in North America, Peterborough, Ontario : Broadview.
  • Forget, C. 2012. Vivre sur la route. Les nouveaux nomades nord-américains, Montréal : Liber.
  • Lefebvre, H. 2020 [2020]. La Production de l’espace, 4e édition, Paris : Anthropos, « Ethnosociologie ».

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To cite this article:

, « Le désert : lieu de vie en marge de la société capitaliste américaine », Metropolitics, 11 September 2025. URL : https://metropolitics.org/Le-desert-lieu-de-vie-en-marge-de-la-societe-capitaliste-americaine.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2198

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