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Terrains

Le compostage manuel de grande capacité : Red Hook Compost à New York

À travers l’exemple de Red Hook Compost, le site de compostage manuel le plus important des États-Unis, Stéphane Tonnelat montre que le compostage collectif peut être un levier d’apprentissage tout en traitant de grandes quantités de matières organiques. Il est aussi source de fierté pour ses usagers qui reconnectent leur alimentation aux sols agricoles.

Le site de compostage de Red Hook, dans le district de Brooklyn, à New York, transforme plus de 200 tonnes de déchets organiques par an avec des moyens entièrement manuels, mêlant trois salariés et des bénévoles. Il produit du compost distribué gratuitement aux jardins de quartiers [1] et aux agriculteurs de la région tout en réduisant la quantité de déchets envoyés à l’enfouissement ou à l’incinération.

Le plus gros site de compostage manuel des États-Unis

Ce samedi 28 juillet 2018, Domingo Morales m’accueille avec un large sourire. Quand je lui apprends que j’aimerais en savoir plus sur le site, il me demande de patienter une demi-heure, car il doit s’occuper des bénévoles qui sont venus l’aider aujourd’hui.

J’en profite pour observer ce site remarquable. L’aire de compostage occupe une longue bande de 100 mètres par 300 mètres dans un îlot non bâti de la trame urbaine de ce quartier post-industriel de Brooklyn, au bord de la baie de l’Hudson. Les deux autres tiers sont occupés par un jardin potager géré par Red Hook Farm, une association à but non lucratif. Aujourd’hui, le jardin est ouvert à tous. Une table présente des légumes à vendre et des adolescents travaillent dans les travées. J’observe des longues lignes de tomates entremêlées de fleurs et des collards greens, une variété de bette très utilisée dans la cuisine afro-américaine.

Le site de compostage est juste en face de l’énorme entrepôt du magasin Ikea qui borde la baie. On y entre par un coin de la clôture métallique qui l’entoure. Le sol est une immense dalle de béton un peu abîmée. À l’entrée, sur la gauche, de grandes poubelles en plastique accueillent les déchets apportés par les particuliers, quelques associations et récoltés dans plusieurs marchés de Brooklyn. Il y a aussi des points de dépôts à côté des plus grosses stations de métro. Les jours de marché, ils récoltent jusqu’à une tonne en deux heures. Sur la droite, des bidons jaune électrique de 200 litres en plastique conservent les copeaux de bois qui servent au mélange. Ils sont fournis par le City Parks Department (service municipal des espaces verts) et par des entreprises de menuiserie. Puis, le long d’un atelier où sont méticuleusement rangés des fourches, des paires de bottes et autres outils, des andains de compost se succèdent jusqu’à une immense halle couverte qui sert d’aire de tamisage.

Figure 1. Le site de compostage de Red Hook, été 2018

Photo : S. Tonnelat, 2018.

À 13 h, après avoir remercié les bénévoles, Domingo [2] vient me parler. C’est un jeune homme de 24 ans d’origine portoricaine. Il a grandi dans une cité de East Harlem, un des quartiers les plus défavorisés de New York et est déjà père de deux jeunes garçons. Il est employé par le Brooklyn Botanical Garden, l’association qui gère le magnifique jardin botanique du district à côté de Prospect Park, le joyau vert de Brooklyn. Les fonds proviennent du Department of Sanitation, l’administration municipale qui gère la collecte et le traitement de tous les déchets de la ville.

Arrivé comme stagiaire en 2015, il a été formé par David Buckel, ancien avocat de la cause gay reconverti dans l’activisme environnemental [3] et initiateur du site en 2009, avant de suivre une formation de maître-composteur. En 2012, la tempête Sandy a emporté tous les sols du jardin voisin. David les a reconstitués avec du compost et le Department of Sanitation a décidé de financer l’opération, à travers une dotation attribuée au Brooklyn Botanical Garden. Après le décès de son formateur, Domingo ne s’est pas découragé. Il porte son héritage et m’explique le fonctionnement du site avec enthousiasme.

Un andain par semaine

D’abord, les déchets sont mis avec des copeaux de bois dans un gros tambour qui les mélange. S’il y en a beaucoup, ils sont mélangés au sol. Puis, après quelques heures, ils sont mis en andain. Un nouvel andain est monté tous les samedis avec l’aide d’une dizaine de bénévoles, comme aujourd’hui. Ceux des quatre semaines précédentes sont d’abord tous déplacés d’une case vers le fond du site, ce qui permet de les retourner et de faire monter en température les matières qui étaient auparavant sur les bords, moins chauds. Cela permet d’hygiéniser le compost en supprimant les agents pathogènes [4]. Puis, l’andain est recouvert d’une couche de 3 centimètres de copeaux de bois. Cela empêche les rats et les mouches d’accéder au compost sans limiter la ventilation. Domingo insiste sur ce point :

On a eu des problèmes avec le voisinage au début, jusqu’à ce qu’on trouve cette méthode. C’est très important d’avoir de bonnes relations avec les voisins. En plus, on n’a pas besoin de le faire très longtemps, au bout de deux semaines de décomposition, un andain n’est plus intéressant pour les rongeurs. En plus, quand on exagère sur le brun, ça supprime les odeurs. On en met deux volumes pour un volume de vert. Cela rend le travail bien plus facile pour les bénévoles. Et puis ça monte vite en température, 55 degrés en 72 heures, ce qui réduit les pathogènes. C’est comme des maths. C’est une recette !

Les andains fonctionnent selon un courant de convection qui permet d’oxygéner les matières du bas vers le haut, comme une cheminée. En observant attentivement, on peut voir les vibrations de l’air chaud qui s’échappe le long de la crête.

Figure 2. Trois andains correspondant chacun à une semaine de collecte

Photo : S. Tonnelat, 2018.

Après quatre semaines, l’andain est déplacé vers le fond du site où il est mis au repos et retourné seulement tous les deux mois. Puis au bout de six mois, il est passé au tamis. Les copeaux encore trop gros, mais déjà un peu dégradés, sont récupérés et réinjectés dans le mélange des nouveaux andains, ce qui fertilise les matières et économise la matière sèche. Le compost récupéré sous le grand tamis est distribué gratuitement. Certains cultivateurs préfèrent le compost non tamisé pour conserver les champignons qui sont bons pour les plantes.

Travail et éducation à l’environnement

Domingo m’explique fièrement que le site transforme 220 tonnes de déchets alimentaires par an, ce qui en fait le plus grand site de traitement manuel des États-Unis. Il est très attaché au travail manuel pour deux raisons. La principale est que cette activité lui permet d’impliquer plus de 2 000 bénévoles par an. Habitants de Brooklyn, ils sont nombreux à s’inscrire. Le site est aussi fréquenté par des groupes de jeunes adultes des quartiers populaires qui viennent pendant huit mois y apprendre des compétences techniques, mais aussi, selon Domingo, la discipline et l’éthique du travail collectif. Le retournement d’un andain est une chorégraphie très organisée. Une vidéo postée sur YouTube par David explique la méthode [5]. C’est d’ailleurs comme volontaire du programme Green City Force, financé par AmeriCorps [6], que Domingo a découvert sa passion pour le compostage et rencontré David. Il s’en est fallu de peu qu’il s’engage pour l’armée. Aujourd’hui, il mesure sa chance d’avoir trouvé une vocation.

0 d’ici 30 (zéro by thirty). D’ici 2030, plus aucun déchet ne doit aller à l’enfouissement. Il ne faut pas être égoïste, car il reste beaucoup à faire et on n’avance pas beaucoup. Mais je pense à mes enfants : comment vont-ils réagir s’ils réalisent que je savais et que je n’ai rien fait ?

Domingo résiste aux demandes du Department of Sanitation de se mécaniser. Cela réduirait la nécessité de recourir à la main-d’œuvre bénévole, réduirait les emplois rémunérés comme le sien et supprimerait toutes les dimensions sociales et pédagogiques de l’opération. En plus, les machines utilisent du fuel et polluent. Heureusement, le Department adore les chiffres de traitement du site : tonnes de compost et nombre de volontaires. Tant qu’il leur fournit, il est tranquille. Domingo a aussi beaucoup de soutien parmi les associations qui lui envoient des bénévoles. Il est actif sur les réseaux sociaux et le site est très apprécié des médias. Cela le protège pour l’instant des volontés d’industrialisation de ses financeurs. Mais il faudrait que d’autres sites comme celui-ci se développent à New York. Aujourd’hui, ils sont trois employés à plein temps et cela pourrait encore augmenter.

Figure 3. Des bénévoles au travail

Photo : S. Tonnelat, 2018.

Dépasser la division entre prévention et traitement

Comme en France, la partie organique de la poubelle des ménages new-yorkais représente environ 30 % de son poids [7]. La municipalité a mis en place une collecte sélective dans plusieurs quartiers pilotes, touchant 3,5 millions d’habitants. Mais les dépôts sont en deçà des espérances (Collins 2018). Pour que cela fonctionne, dit Domingo, il faut que les citadins puissent voir la transformation de leurs propres yeux. Il faut qu’ils comprennent que ce n’est pas un geste de tri, mais une action environnementale et de santé publique. C’est pourquoi il défend la combinaison du travail professionnel et bénévole.

Le compostage collectif, ou partagé, selon la nomenclature française, est selon lui plus efficace qu’une collecte dépersonnalisée. Malheureusement, le fonctionnement du site de Red Hook Compost n’a pas résisté aux coupes budgétaires qui ont suivi l’épidémie du Covid-19. Le Departement of Sanitation a supprimé les fonds alloués à l’association, qui a dû se séparer de ses employés. Domingo a perdu son poste. En 2024, le maire Eric Adams a coupé les fonds attribués au compostage collectif. Puis, la ville a instauré une collecte en porte à porte obligatoire depuis le 1er avril 2025. Les matières sont soit compostées, soit méthanisées, une option non écologique qui produit du gaz. Mais tout cela se passe hors de la vue des citadins.

Pendant une dizaine d’années avant le changement de politique de la mairie de New York, ce site a résolu plusieurs problèmes que nous avons pu observer dans la région parisienne. Dans une recherche financée par l’Ademe, nous avons étudié le développement et le fonctionnement des sites de compostage partagé dans cinq communes de la périphérie ouest-parisienne (Tonnelat et al. 2022). Nous avons observé une forte demande des habitants pour le jardinage et le compostage, inégalement soutenue par les collectivités. Si le matériel, comme les bacs de compostage, est généralement distribué gratuitement, l’aide ne va pas beaucoup plus loin. En particulier, les collectivités n’ont pas embauché de personnel pour animer le compostage dans leur territoire. Elles n’ont pas non plus prévu de fournir les sites en matières sèches, comme le broyat de bois, pourtant essentiel au processus de décomposition. Enfin, les formations au compostage sont trop rapides et les habitants, laissés à leur sort, ne savent pas comment gérer les problèmes d’odeurs, de rats ou d’accumulation de matériaux qui ne se décomposent pas, comme les branchages. Les abandons sont nombreux et le rythme d’ouverture de sites ne permet pas de respecter la loi Anti-gaspillage et pour l’économie circulaire qui, depuis le 1er janvier 2024, oblige les collectivités à mettre en place une solution de tri à la source de tous les biodéchets.

Figure 4. Carte des sites de compostage partagé à Carrières-sur-Seine, Colombes, Gennevilliers, Houilles et Nanterre

Réalisation : S. Tonnelat (Omnispace, 2020).

Tous ces obstacles sont en grande partie dus à la distinction administrative entre prévention et traitement des déchets. Le compostage partagé, ou collectif, n’est pas considéré comme un traitement, mais seulement comme une forme d’éducation à l’environnement qui détourne une petite partie des déchets envoyés au traitement (Lehec 2019). En conséquence, il ne bénéficie pas de financements importants. La prévention, dont le compostage collectif n’est qu’une des nombreuses actions, consomme environ 5 % du budget alloué au traitement alors que les déchets organiques représentent environ un tiers du poids des poubelles. Ce manque de financement interdit l’embauche de personnels dédiés au compostage collectif et empêche les sites franciliens de monter en capacité.

L’exemple du Red Hook Compost montre que le compostage collectif n’est pas condamné à la seule prévention. Les animateurs du site étaient payés par le Department of Sanitation, l’opérateur de collecte et de traitement pour toute la ville (équivalent du SYCTOM à Paris) et la matière sèche, était fournie par la Ville. Ensuite, l’essentiel de la main-d’œuvre, importante pour gérer de grandes quantités de matière, était constitué de bénévoles envoyés par des associations dans le cadre d’éducation à l’environnement et de travail social, ou venus à titre personnel comme habitant de Brooklyn. Les animateurs ne promeuvent pas seulement le tri. Ils présentent aux bénévoles le cycle complet de la matière organique, depuis leur assiette jusqu’à leur assiette, en passant par le compostage et l’utilisation du compost dans un jardin juste à côté, associé à une AMAP [8] et un marché, ainsi que de nombreux autres sites de culture dans la région. C’est une conception circulaire de la matière qui retire aux épluchures et autres restes organiques leur qualité de déchet. Le site est donc hybride dans au moins deux sens : il est géré de façon à la fois publique et privée ; il fait à la fois du traitement et de la prévention.

Vers une reconnexion entre ville et agriculture

L’hybridation entre public et privé, une forme de « commoning » (Boespflug, Carré et Lamarche 2021), est difficile à concevoir pour les collectivités françaises habituées à l’idée d’une séparation nette entre un service public rendu par l’administration et des habitants servis. L’idée qu’un employé municipal puisse travailler avec des bénévoles du quartier pour animer un service public de proximité est étrange. Pourtant, c’est bien la demande que nous avons entendue de la part des personnes rencontrées dans les sites de compostage franciliens. Elles ne veulent pas que la ville leur rende un service complet, comme une collecte à laquelle elles ne seraient pas associées, ou, à l’inverse, que la ville leur délègue la tâche entièrement. Elles veulent travailler avec la ville pour participer au compostage des déchets organiques.

Considérer le compostage comme un travail de transformation de la matière organique, plutôt que comme une voie de détournement des déchets, pourrait permettre aux sites de compostage collectifs français de traiter une bien plus grande quantité de matière et de produire beaucoup plus de compost. Ces masses conséquentes attireraient des maraîchers de la proche périphérie qui économiseraient sur les engrais. La boucle serait bouclée et ce que l’on a coutume d’appeler les déchets organiques deviendraient une ressource. Elle fournirait non seulement de l’amendement pour les sols qui nourrissent les citadins, mais aussi des emplois valorisants et des occasions de bénévolat susceptibles de transformer le rapport des citadins à leur nourriture et à la campagne environnante.

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To cite this article:

, « Le compostage manuel de grande capacité : Red Hook Compost à New York », Metropolitics, 12 May 2025. URL : https://metropolitics.org/Le-compostage-manuel-de-grande-capacite-Red-Hook-Compost-a-New-York.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2167

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