Cet article présente une expérience d’intelligence collective (au sens d’une mise en commun d’expériences et de savoirs en vue de l’élaboration d’un projet) conduite à Lille (Nord) depuis trois ans, dont j’ai eu l’opportunité d’être l’un des acteurs centraux. Il a pour objectif de faire connaître cette expérience et d’en tirer quelques enseignements, dans le prolongement d’une publication qui interrogeait ce que recouvre le label urbain dans l’air du temps qu’est la « ville à hauteur d’enfants » (Rivière 2023).
Depuis une dizaine d’années, une attention croissante s’exprime pour la place des enfants dans les villes françaises, tant de la part de collectivités locales que de professionnel·les exerçant dans différents domaines (urbanisme, aménagement, design, paysage, architecture…). Lancé en 2022, le Laboratoire « Lille à hauteur d’enfants » s’est en partie inspiré des réflexions élaborées par Francesco Tonucci autour d’une expérience menée au début des années 1990 dans la ville de Fano (Italie), où un « laboratoire » a conduit un « projet permanent de transformation de la ville en prenant comme point de référence les enfants » (Tonucci 2019 [1996], p. 25). Mais le Laboratoire lillois s’est aussi construit à sa façon, chemin faisant, au fil des réunions et réflexions.
Si cette aventure collective semble difficile à répliquer ailleurs dans les mêmes termes, ce retour d’expérience pourra servir de balise à d’autres initiatives visant à penser (et à changer) la place des enfants dans la ville, et en définitive la ville dans son ensemble, du fait du caractère transversal de la démarche engagée.
Brève histoire du Laboratoire lillois
Tonucci a souligné l’importance du rôle du maire dans la réussite de la transformation urbaine engagée à Fano : le soutien politique est fondamental pour donner aux acteurs engagés la légitimité et la force nécessaires pour affronter les obstacles et les réticences, liés aux répercussions possibles sur l’activité des services municipaux. À Lille, le Laboratoire a été créé et soutenu de manière constante par Charlotte Brun, longtemps adjointe à l’éducation de Martine Aubry et désormais première adjointe du maire Arnaud Deslandes. Cette création ne s’est pas faite ex nihilo, et s’inscrit dans l’histoire du Projet éducatif global (PEG), lancé en 2005, qui constitue le cadre de référence de la politique éducative municipale. Elle a été rendue publique à l’occasion de l’adoption du quatrième PEG (2022-2026).
Ce Laboratoire constitue un bon exemple des « lieux ressource » susceptibles d’exister dans certaines collectivités locales, qui peuvent constituer de « véritables laboratoires de l’innovation locale » (Ould-Ferhat 2008) en ouvrant la porte à des relations horizontales et à un postulat d’égalité, toujours fragile, entre les participant·es. Toutes et tous bénévoles, ces dernier·es ont été recruté·es dans différentes sphères du milieu éducatif et associatif : on compte parmi les membres du Laboratoire deux directeurs d’école élémentaire, deux psychologues, un sociologue, deux urbanistes, une doctorante en paysage et un doctorant en aménagement, le président du denier des écoles laïques de Lille, la responsable du planning familial, un conseiller de quartier, des représentant·es de musées (musée des beaux-arts, musée d’histoire naturelle) et de plusieurs associations (Premiers cris, Droit au vélo ou encore les Potes en ciel [1]). Du côté de la Ville, l’adjointe à l’éducation et à la ville à hauteur d’enfants, la directrice du Projet éducatif global et le Directeur général adjoint des services en charge de l’Éducation ont participé à toutes les séances plénières, la plupart du temps accompagnés par l’adjointe à la petite enfance et par des représentant·es des services. Les communes associées de Lomme et d’Hellemmes étaient régulièrement représentées lors de ces réunions.
Souhaitant confier l’animation de cette nouvelle instance à un universitaire, Charlotte Brun m’a proposé d’en devenir le directeur scientifique, une fonction que j’ai été heureux d’exercer bénévolement au triple titre de sociologue, de citoyen et de père de jeunes enfants. C’est à l’occasion du congrès du Réseau français des villes éducatrices organisé à Lille en 2017 sur « La ville à hauteur d’enfants [2] » que nous avions fait connaissance ; les années suivantes, nous avons réfléchi ensemble à lancer un processus de réflexion collective à Lille, à l’aide d’étudiant·es qui ont entre autres choses examiné ce qui avait pu être fait ailleurs [3]. Une fois le Laboratoire créé, il me semble avoir essentiellement agi en tant que garant de la qualité des échanges, mais aussi de l’équilibre toujours fragile entre les prises de position des représentant·es de la ville et celles des participant·es extérieur·es, qui peuvent entrer en tension. En ouvrant un espace relativement autonome de réflexion et de propositions, la Ville prend le risque de s’exposer aux critiques, créant une « contradiction » en son sein (Tonucci 2019 [1996], p. 69).
Les produits d’un travail collectif
Dès le départ, il était clair que le Laboratoire n’aurait pas de rôle décisionnel : l’objectif de ce groupe de travail était de nourrir la réflexion et la décision politique, à Lille, Lomme et Hellemmes, et idéalement dans d’autres villes que la démarche pourrait inspirer. Ses contours se sont précisés au fil des réunions et des échanges : il avait par exemple été envisagé de rédiger des notes ou des rapports, ce qui n’a pas été le cas. De même, si l’objectif de départ était d’élaborer collectivement une charte « Lille à hauteur d’enfants », ce n’est qu’une fois celle-ci en cours de finalisation que s’est imposée l’idée de lui associer une liste de propositions, en vue d’aider à ancrer dans la pratique ses principes.
Après la réunion de lancement, qui a posé les jalons du fonctionnement du Laboratoire, six réunions thématiques ont été organisées entre janvier et décembre 2023, portant par ordre chronologique sur le jeu, la culture, la mobilité, l’égalité filles-garçons, l’écologie et le numérique. Chacune débutait par un état des lieux des politiques mises en œuvre à Lille et de l’offre locale dans le domaine concerné, dans plusieurs cas suivi de présentations complémentaires réalisées par des membres du Laboratoire ou par des invité·es (par exemple une représentante du bureau des temps de la Métropole européenne de Lille, lors de la séance sur la mobilité).
Les échanges et la matière récoltée ont permis d’engager l’écriture collective de la charte, dans le cadre de trois séances plénières et d’un atelier en comité restreint chargé d’élaborer une première version stabilisée. Celle-ci a ensuite été soumise à discussion et réécriture en séance plénière, puis à l’avis d’environ 700 enfants, élu·es au Conseil municipal d’enfants ou élèves de CM1-CM2 consultés sur le temps périscolaire par le service participation de la Ville. Il s’agissait de saisir leur degré de compréhension de chacune des propositions de cette première version de la charte (l’objectif étant qu’elle soit compréhensible par un enfant de 10 ans), mais aussi leur intérêt pour celle-ci. La version finale a donc intégré un certain nombre de réserves, remarques et propositions formulées par les enfants consultés, qui ont conduit à réécrire plusieurs items, en supprimer quelques-uns et en ajouter d’autres, pour atteindre un total de dix-huit principes présentés dans la charte « Lille à hauteur d’enfants » (figure 1). Adoptée en conseil municipal le 20 juin 2024, celle-ci est désormais affichée en grand format dans les écoles maternelles et élémentaires (sur la façade extérieure de l’établissement, dans le hall d’entrée ou dans la cour de récréation), dans les espaces jeunesse des bibliothèques municipales et dans les espaces petite enfance. Cette charte est le produit d’un travail collectif de dix-huit mois, avec en point d’orgue la consultation des enfants, car « personne ne peut représenter les enfants sans se préoccuper de les consulter, de les impliquer, de les écouter » (Tonucci 2019 [1996], p. 71).
© Laboratoire Lille à hauteur d’enfants, juin 2024.
À la rentrée 2024, le Laboratoire s’est réuni pour élaborer une liste de propositions d’actions concrètes découlant de la réflexion collective autour des principes exposés dans la charte. Trois réunions plénières et une séance resserrée autour d’un groupe de travail ont permis de faire émerger « cinquante propositions pour une ville à hauteur d’enfants » (figure 2), remises au nouveau maire Arnaud Deslandes le 30 avril 2025, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition Mom’Art à la gare Saint-Sauveur.
Il est impossible de présenter ici toutes ces propositions. Certaines prolongent des dynamiques déjà enclenchées à Lille, comme le fait de « poursuivre et pérenniser le dispositif des rues scolaires » (proposition 2), de « poursuivre la réflexion autour de l’aménagement et l’occupation genrée des cours d’école » (28) ou de « faire respecter la limitation de la vitesse à 30 km/h » (33). D’autres se sont nourries des exemples d’autres villes, comme la proposition 7 (« Proposer des plans de Lille à hauteur d’enfants, par tranche d’âge et par quartier »), inspirée par le Child Friendly Leeds City Centre Map créé à Leeds (Royaume-Uni), ou encore de la proposition de « créer une journée sans voitures à Lille » (19), inspirée notamment de l’expérience de Fano, où l’organisation réitérée de ces journées a permis que « les enfants, mais aussi les adultes, se réapproprient des rues et des lieux interdits et dangereux qui deviennent des espaces de jeu privilégiés » (Tonucci 2019 [1996], p. 163). D’autres propositions se sont nourries des résultats d’une recherche conduite par des étudiant·es autour des « pratiques et représentations urbaines des adolescent·es lilloi·ses [4] », comme celles de « créer un rooftop pour les ados » (43) ou d’« organiser des marches exploratoires d’adolescentes » (25).
Un certain nombre de propositions inédites ont émergé, comme celle consistant à « valoriser l’“enfantrimoineˮ lillois et le développer à travers la dénomination des lieux » (30), qui s’inscrit dans le prolongement des réflexions contemporaines autour du « matrimoine » visant à donner plus de place physique et symbolique aux femmes dans la ville. Joëlle Zask a montré comment les monuments dans l’espace public « expriment une injonction à se souvenir » (Zask 2018) et la forte dimension politique du travail de sélection des figures représentées. Si les monuments (et par extension les noms de rue et l’ensemble des représentations graphiques ornant les espaces publics) jouent un rôle important dans la fabrique des imaginaires, et si une ville à hauteur d’enfants est une ville qui donne de la place aux enfants et les met en avant, il semble incontournable de réfléchir à la façon dont peuvent être valorisées les traces laissées par les enfants dans la ville, et de donner davantage d’espace à la représentation de figures enfantines ou adolescentes.
© Laboratoire Lille à hauteur d’enfants, avril 2025.
Quelques enseignements
Un premier enseignement à tirer de l’expérience lilloise est qu’il est toujours plus long qu’on ne l’anticipe de réfléchir, échanger, se mettre d’accord et rédiger collectivement, et qu’il faut donc savoir prendre son temps. Au sortir de la première réunion du Laboratoire, l’horizon de remise de la charte à Martine Aubry était l’été 2023 : il nous aura fallu presque un an de plus. À propos d’une fresque en trois volets créée par une artiste dans le quartier de Tenderloin à San Francisco, représentant le passé du quartier, son présent mais aussi ce qu’il pourrait devenir en partant des idées et des envies des habitant·es, Alain Damasio écrit :
Au fond Mona Caron n’a rien fait d’extraordinaire : elle est juste restée là, à peindre lentement, à converser avec les gens qui passent, à les écouter. Elle a pris le temps. Et elle a métabolisé non seulement le quartier tel qu’il était et tel qu’il est mais le quartier tel qu’il se rêve et pourrait être, en faisant monter cet imaginaire latent dans ses couleurs et dans son trait (Damasio 2024, p. 114).
Tout comme le travail de cette artiste à Tenderloin, celui du Laboratoire a esquissé une vision alternative de Lille, dans le cadre d’un processus collectif qui requiert une patience certaine. Ce processus collectif n’est d’ailleurs pas sans effet sur les participant·es, constituant et consolidant une communauté locale active autour de la place des enfants dans la ville, un héritage immatériel et incommensurable indépendant des documents rendus publics (la charte et les « 50 propositions »).
La mobilisation de cette communauté a été facilitée par le côté creative commons défendu tout au long de la démarche : les membres du Laboratoire ont probablement été plus enclins à donner de leur temps (le soir en semaine ou le samedi matin) à l’idée que le travail réalisé pourrait servir d’inspiration à Lille et aux communes associées, mais aussi ailleurs dans la région, voire dans d’autres villes françaises ou étrangères. Du côté de la Ville, si le Laboratoire a peut-être parfois pu agacer dans son rôle de « poil à gratter » (Tonucci 2019 [1996]), la satisfaction semble prédominer, au regard des bénéfices en termes d’image, mais aussi de renouvellement des idées et des perspectives d’avenir, et de manière peut-être plus inattendue, de formation des agents par cette démarche collective et transversale.
Un bémol demeure à l’approche du terme de ce processus, et concerne la place tenue par les enfants : si, à Fano, le Laboratoire pouvait s’appuyer sur le travail d’un « conseil des enfants », « organe consultatif » composé de deux enfants (un garçon et une fille) par école élémentaire de la ville, le Laboratoire lillois était exclusivement composé d’adultes. Il s’agit certes d’adultes « aux prises avec leur propre effort de réflexivité et de critique pour mettre à distance leur positionnement de “grands” » (Garnier 2015), et désireux de solliciter le regard des enfants sur la charte, qui a clairement bénéficié de l’avis des centaines d’enfants consultés. Les propositions d’action seront elles aussi remises à l’automne 2025 aux élus du Conseil municipal d’enfants, qui pourront les discuter, les critiquer et, espérons-le, en formuler de nouvelles. Il n’en demeure pas moins que le choix de ne pas faire directement participer les enfants aux séances de travail est une limite de la démarche, caractéristique du « paradoxe » relevé par Pascale Garnier au sujet des « villes amies des enfants », où la participation « reste a priori un espace de parole donné par les adultes aux enfants et non pas directement pris par eux » (Garnier 2015).
J’aimerais toutefois formuler ici une observation issue de nos échanges : alors que les enfants ne disposent par définition pas du même recul que les adultes pour mesurer et interpréter les évolutions sociales, il peut être risqué, voire un peu naïf de s’en remettre exclusivement à elles et eux pour se réapproprier la ville, dans un contexte qui se caractérise par le déclin de leur présence dans les espaces publics urbains (Rivière 2021). D’où l’importance d’associer la vision des enfants – de représenter leur point de vue comme y invite Tonucci – à celle des adultes, qui sont autant d’anciens enfants. À ce titre, les étudiant·es ont un rôle important à jouer en tant que trait d’union entre générations, en tant que producteurs actifs de connaissances (via le travail d’enquête auprès des enfants) et en tant que participant·es aux discussions et échanges du Laboratoire.
Penser la ville de manière transversale
Le travail du Laboratoire invite aussi à interroger le rôle exact joué par la municipalité, prise dans un entremêlement d’acteurs, dans la fabrique de la « ville à hauteur d’enfants ». Le caractère transversal de cette approche conduit à penser les modalités de l’implication d’autres acteurs, comme la Métropole, l’Éducation nationale, les acteurs culturels (dans le cas par exemple de la proposition 22, « Créer un festival de courts-métrages d’enfants »), les commerçants ou les parents. Autrement dit, la « ville à hauteur d’enfants » ne peut pas reposer sur la seule action municipale, même si celle-ci joue un rôle central d’impulsion et de mise en œuvre.
Terminons par l’identification d’un risque : celui de revenir de manière aussi régulière qu’inconsciente aux « recettes » de la politique de la ville, en lien avec les habitudes de travail et de pensée d’un certain nombre d’acteurs. Voici peut-être un enjeu majeur : penser la ville à hauteur d’enfants (au pluriel) et ne pas envisager les enfants de manière générique (Rivière 2023) au risque d’ignorer, sans cela, que leurs conditions de vie inégales distinguent très largement les expériences enfantines (Lahire et al. 2019) ; mais ne pas retomber dans la routine du ciblage de certains territoires et groupes sociaux, que l’on contribue alors à reproduire, voire à stigmatiser. Oser penser la ville de manière transversale, en termes de thématiques mais aussi en encourageant des circulations, des échanges et des découvertes [5] entre les différents quartiers où les enfants grandissent.
Bibliographie
- Damasio, A. 2024. Vallée du silicium, Paris : Villa Albertine-Éditions du Seuil.
- Garnier, P. 2015. « Une ville pour les enfants : entre ségrégation, réappropriation et participation », Métropolitiques, 10 avril.
- Lahire, B. (dir.). 2019. Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Paris : Éditions du Seuil.
- Ould-Ferhat, L. 2008. « Sociologue dans une collectivité territoriale, pour quoi faire ? », Sociologies pratiques, n° 16, p. 63-78.
- Rivière, C. 2021. Leurs enfants dans la ville. Enquête auprès de parents à Paris et à Milan, Lyon : Presses universitaires de Lyon.
- Rivière, C. 2023. « Qu’est-ce qu’une “ville à hauteur d’enfants” ? », Mouvements, n° 115, p. 139-147.
- Tonucci, F. 2019 [1996]. La Ville des enfants. Pour une [r]évolution urbaine, Marseille : Parenthèses.
- Zask, J. 2018. Quand la place devient publique, Lormont : Le Bord de l’eau.