La plupart des recherches consacrées au personnel politique japonais portent sur l’élite politique de l’archipel. À l’exception de quelques études qualitatives localisées (Osawa et Yoon 2019), les élus locaux n’ont fait l’objet d’aucune étude approfondie, et les seules données disponibles sont celles collectées par les associations nationales d’élus municipaux et préfectoraux. Pourtant, une réelle inquiétude s’exprime dans la classe politique au sujet de l’engagement des citoyens, liée au fait que presque un tiers des élections municipales sont annulées, faute d’un nombre suffisant de candidats. En particulier, le déficit de jeunes élus (Mellet 2019) et de femmes interroge.
Les assemblées locales manquent de diversité : la plupart de leurs membres sont des hommes d’âge moyen ou plus âgés, recommandés par des organisations de résidents communaux ou des groupes industriels (Oyama 2023). Représentant les intérêts de ces groupes, ils ont du mal à élaborer de nouvelles politiques. Pour augmenter la participation électorale, une piste consiste à inciter davantage de femmes et de jeunes à se présenter aux élections ; or, ces deux catégories, le plus souvent novices en politique, veulent un changement rapide et ne comprennent pas les pratiques des assemblées élues, qui se caractérisent par d’interminables discussions (ibid.). Les modalités d’élection ne semblent par ailleurs pas favoriser ces nouveaux profils de candidats : les réseaux nécessaires à une élection victorieuse se développent en effet avec le temps, la situation professionnelle et l’implication dans des partis politiques. Constatant les annulations d’élections faute de candidats et le nombre de sièges non pourvus lors des élections locales de 2023, l’association nationale des présidents de villes et villages recommande dans son dernier rapport que le gouvernement national et les gouvernements locaux prennent des mesures pour promouvoir l’éducation civique, soutenir la participation des femmes et essaient de comprendre la pénurie de candidats aux élections locales (全国町村議会議長会 2024).
Quel peut être le rôle du mode de scrutin uninominal dans cette relative désaffection ? Quel est le rôle des différents types de réseaux – familiaux, communautaires (notamment de quartier), professionnels et politiques – dans la construction d’une notoriété locale et dans la réussite électorale, mais aussi dans la dissuasion d’autres candidatures ?
S’appuyant sur une campagne d’entretiens conduits auprès d’élus et sur l’exploitation d’une base de données originale [1], cet article est une première pierre posée dans la perspective de répondre à ces questions. Il concerne l’étude des 530 élus locaux de l’une des quarante-sept préfectures (à peu près l’équivalent d’un département en France) du Japon, la préfecture d’Okayama [2].
Mode de scrutin et statut de l’élu
Au Japon, le maire est élu au suffrage direct ; les membres du conseil municipal sont élus selon un scrutin plurinominal, où chaque électeur ne peut voter que pour un candidat ; sont élus en un seul tour de scrutin ceux qui ont obtenu le plus de voix en fonction du nombre de sièges disponibles. Ce mode de scrutin provoque des effets importants sur la possibilité ou non de candidater, et par conséquent sur le nombre de candidats. En effet, présenter deux candidats issus des mêmes réseaux (famille, quartier, profession, parti politique) fait courir le risque de diviser par deux le nombre de voix des électeurs qui soutiennent ce réseau, ce qui pourrait mettre en péril l’élection des deux candidats. Ce risque freine les candidatures, à tel point que l’élection est souvent annulée par manque de candidats : 33,3 % des maires, 7,4 % des conseillers municipaux et 30,4 % des conseillers départementaux d’Okayama ont été « élus » sans élection (c’est-à-dire sans que les électeurs aient pu se rendre aux urnes) [3]. Mais si le pourcentage des conseillers municipaux élus sans vote paraît limité, cela ne signifie pas pour autant que les candidatures sont pléthoriques. En effet, 471 sièges étaient à pourvoir dans les conseils municipaux, par seulement 544 candidats, ce qui donne en moyenne vingt sièges pour vingt-trois candidats [4], et donc une forte probabilité d’être élu.
La position d’élu local est pourtant attractive : elle procure du prestige social et des indemnités relativement élevées si on les compare au cas français. Presque deux tiers des élus locaux français ne perçoivent en effet aucune indemnité quand, au Japon, un conseiller municipal ordinaire, sans aucune responsabilité particulière, reçoit une indemnité qui varie, dans la préfecture d’Okayama entre 1 500 et 5 680 euros par mois selon la taille de la commune (légèrement majorée pour le président et le vice-président du conseil municipal) [5].
La participation électorale est variable selon les communes, notamment selon la taille de la circonscription électorale : plus la taille augmente, plus la participation est faible. C’est ainsi que toutes les communes dont la participation dépasse 70 % ont une taille inférieure à 30 000 habitants ; inversement, toutes les communes dont le taux de participation est inférieur à 40 % sont des communes de plus de 50 000 habitants.
Des élus masculins et âgés
La société japonaise n’est pas un modèle en matière d’égalité des sexes. Certes, les femmes ne sont pas tout à fait absentes en politique, et la tendance au niveau national est à la hausse : les dernières élections au Parlement du Japon ont permis à soixante-treize femmes d’être élues députées sur 465 sièges à pourvoir, ce qui représente environ 16 %. Cependant, plus on descend dans l’échelon territorial et plus ce pourcentage diminue.

Alors que la population compte à peu près autant de femmes que d’hommes, les femmes ne sont que très peu représentées parmi les élus (et, dans le cas des communes, d’autant moins que la position de pouvoir est élevée).
Dans la préfecture d’Okayama, la proportion de femmes chez les conseillers départementaux avoisine 16 %, mais les postes les plus prestigieux sont conservés par des hommes (vice-président, président et gouverneur). Au niveau municipal, plus la position donne du pouvoir, moins les femmes sont représentées. Le poste le plus prestigieux et concentrant le plus de pouvoir (et d’indemnité mensuelle) est celui de maire, et c’est là que l’on trouve le moins de femmes : parmi les vingt-sept communes de cette préfecture, seul un poste de maire est occupé par une femme, dirigeant la deuxième plus grande ville du département, Kurashiki, qui compte environ 470 000 habitants.
Un lien existe entre la taille de la circonscription d’élection et la présence de femmes élues : plus cette taille augmente, plus le pourcentage de femmes augmente parmi les élus, en passant de 12 à 16 %. Sur le plan politique, c’est parmi les élus « indépendants [6] » et du parti au pouvoir (PLD) que les femmes sont les moins présentes, tandis que 36 % des élus communistes (PCJ) et 21 % des élus du Nouveau Komeito (littéralement : parti de la transparence) sont des femmes. Plus les élus sont âgés, moins il reste de femmes : on passe ainsi de 21 % de femmes chez les « jeunes » élus (moins de 50 ans) à 10 % chez les plus vieux (plus de 70 ans). On ne compte, tous mandats confondus, que soixante et onze femmes pour 459 hommes (soit 13,4 %).

Parmi les femmes élues (tracé orange), la proportion de celles qui avaient au début de leur mandat entre 45 et 49 ans est de 14 % (premier pic de la courbe orange), alors que la proportion pour la même tranche d’âge chez les hommes (tracé bleu) n’est que de 8 %.
Si la rareté des « jeunes » élus n’est pas spécifique au Japon, le phénomène y est particulièrement prononcé. Alors qu’en France, les élus locaux de moins de 40 ans ne représentaient en 2020 que 16,8 % des élus (tous mandats confondus) [7], ce qui les rend deux fois moins représentés que leur classe d’âge (18-39 ans), les élus de moins de 40 ans ne représentent que 1,7 % des élus dans la préfecture d’Okayama, soit dix fois moins.
La figure 2 montre que la période d’âge où les élus sont largement surreprésentés s’étend de 55 à 75 ans (entre trois et quatre fois plus que ce que représente leur classe d’âge dans la population). Au-delà de 80 ans et en dessous de 40 ans, c’est l’inverse : on assiste à la quasi-disparition de ces classes d’âge au niveau des instances de pouvoir local.

Dans l’ensemble des plus de 20 ans de la préfecture d’Okayama, les 60-64 ans représentent 7 % de la population, alors que cette tranche d’âge rassemble 22 % élus locaux de la préfecture.
L’appartenance socioprofessionnelle des élus
C’est dans ce domaine que la classification des élus locaux a été la plus difficile, pour deux raisons : d’une part, le caractère très souvent minimaliste de la description de la profession (quel que soit le support consulté) ; de l’autre, la difficulté à trouver des statistiques de la population qui puissent un tant soit peu refléter la hiérarchie sociale (une thématique qui reste taboue dans la société japonaise). Les positions plus élevées dans la hiérarchie sociale sont celles qui sont les plus décrites sur les différents supports consultés, ce qui a néanmoins permis de hiérarchiser les positions sociales des élus, dans une classification très « française ». Dans de nombreux cas, du fait de la rémunération importante liée aux postes politiques occupés, de l’accumulation de plusieurs mandats successifs et/ou de l’âge avancé des personnes concernées, de nombreux élus ne déclarent pas de profession, ou ne renseignent la profession que par le poste électif occupé.
La domination masculine se traduit aussi par une domination socioprofessionnelle : parmi les cadres supérieurs élus, les hommes sont vingt fois plus nombreux que les femmes (ils ne le sont « que » 5,3 fois plus chez les employés et quatre fois plus chez les cadres moyens). Cette domination est d’autant plus présente quand on s’approche des positions les plus prestigieuses.
Le montant de l’indemnité mensuelle perçue s’élève avec la position sociale, ce qui signifie que les postes qui confèrent le plus de pouvoir (et d’indemnités) sont les plus convoités par les membres des classes supérieures, qui ainsi laissent peu de places aux autres catégories sociales. La fonction qui reste dominante socialement est celle de maire : quand le président du conseil municipal ou son vice-président peuvent encore avoir des profils socioprofessionnels relativement diversifiés, le maire est quasi exclusivement cadre supérieur ou seulement maire (ce qui peut se rapprocher du statut de cadre supérieur). Pour les conseillers départementaux, trop peu nombreux pour en tirer des éléments statistiques, on peut remarquer que les trois fonctions les plus élevées hiérarchiquement sont occupées par des cadres supérieurs, et que, dans le conseil départemental, on ne compte que neuf cadres moyens, quatre employés et aucun agriculteur ; les trente et un postes restants sont détenus par des cadres supérieurs ou des notables de la politique (qui entament au moins leur troisième mandat, et que l’on peut assimiler à des cadres supérieurs).
Maires et présidents se distinguent aussi par leur appartenance sectorielle : 74 % des maires exercent une profession dans le secteur public, quand les présidents de conseil municipal travaillent pour 69 % d’entre eux dans le secteur privé. Le maire concentre l’essentiel du pouvoir local et perçoit une indemnité mensuelle bien supérieure à celle de tous les membres du conseil municipal. Le président du conseil (qui se caractérise plus par une position de prestige que de pouvoir réel) se reflète aussi dans un rapport inverse en termes de nombre de mandats (voir graphique ci-dessous), ce qui explique aussi leur différence d’âge : les présidents de conseils municipaux ont tendance à s’enraciner dans leur position, contrairement aux maires.

50 % des présidents de conseil municipal (dernière colonne, en noir, du groupe des « P CM ») ont déjà cinq mandats ou plus à leur actif, pendant que seuls 4 % des maires affichent une telle ancienneté.
Malgré les difficultés que nous avons rencontrées pour comparer les caractéristiques des élus avec celle des populations, nous pouvons produire une approximation à partir des catégories de la population active ayant un emploi en 2020. Comme le montre la figure 5, les ouvriers sont absents de l’espace politique local ; les employés sont fortement sous-représentés ; les cadres moyens et les agriculteurs sont légèrement surreprésentés, mais pas parmi les postes de l’exécutif local (maires et gouverneur), à l’exception d’un maire agriculteur (mais d’un village). Les cadres supérieurs (catégorie dans laquelle nous avons classé les notables de la politique) raflent la mise : leur surreprésentation par rapport à leur présence dans la population varie entre neuf et quarante-neuf fois selon le poste occupé.

30 % de la population sont ouvriers (colonne rouge, « Ouvriers »), mais on ne trouve aucun élu ouvrier dans la préfecture d’Okayama. En revanche, 93 % des maires (et le gouverneur) font partie des cadres et professions intellectuelles supérieures (ou sont des politiciens) (dernière colonne de droite en vert foncé).
Autre scrutin, autre contexte, même sélection sociale
Ces données font écho à celles publiées en 2012 à propos du cas français (Koebel 2012), malgré les variations de modalités de scrutin et de régime indemnitaire. Le cas des élus locaux de la préfecture d’Okayama ne peut certes pas être étendu à l’ensemble du Japon [8], mais dessine des tendances lourdes sur l’éloignement des caractéristiques des élus avec celles de la population. Le Japon est très loin d’appliquer une loi sur la parité, et la part de femmes dans les assemblées locales est bien plus faible encore que ce qu’elles représentaient en France avant la loi sur la parité. L’âge moyen est lui aussi plus élevé qu’en France, et la concentration du pouvoir sur une élite sociale et politique locale y est plus accentuée. Rappelons qu’aucune obligation de représentativité par rapport à la population n’existe, ni en France ni au Japon. Mais lorsqu’il s’agit de représenter le peuple, les caractéristiques sociologiques de celles et ceux qui sont censés le représenter pèsent lourd dans la possibilité de réaliser ce travail. Nous sommes le produit de nos conditions d’existence, y compris nos pensées – et a fortiori notre façon de penser l’avenir d’un territoire et les politiques qu’il faut y impulser –, et cette absence de représentativité a des conséquences importantes sur ces politiques et sur la défense inégale des intérêts des différents secteurs de la population.
Bibliographie
- 全国町村議会議長会. 2024 « 町村議会議員のなり手不足に潜む3つの危機 », 町村議会議員のなり手不足対策検討会. [Rapport intitulé « Trois causes à l’origine de la pénurie de conseillers municipaux » produit par le Groupe d’étude sur les mesures visant à remédier à la pénurie de conseillers municipaux au Japon (Association des présidents de conseils municipaux)].
- Bouissou, J.-M. 1998. « Le clientélisme organisé dans une démocratie moderne. Le cas des kôenkai japonaises », in J.-L. Briquet et F. Sawicki, Le clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, Paris : PUF, p. 145-185.
- Koebel, M. 2012. « Les élus municipaux représentent-ils le peuple ? Portrait sociologique », Métropolitiques.
- Mellet, X. 2019. « Jeunes et politique au Japon », Études, n° 11, p. 19-30.
- Osawa, K. et Yoon, J. 2019. « Who represents women and why in the Tokyo Metropolitan Assembly », Asian Journal of Women’s Studies, vol. 25, n° 3, p. 437-458.
- Oyama, R. 2023. « 地方議会の存在意義ー多様な人材の参画で信頼回復を », 地方自治, n° 908, p. 2-24. [Article intitulé « L’importance des assemblées locales : rétablir la confiance grâce à la diversité des membres », paru dans la revue japonaise Pouvoirs locaux]