Pendant le premier tiers du XXe siècle, la région parisienne devient l’une des métropoles les plus urbanisées et industrialisées de l’Europe continentale. Les conséquences environnementales de la croissance démographique et les changements économiques sur le territoire de Paris et sa banlieue impliquent une diversification et une accumulation inégale de boues, vidanges et ordures, dont la gestion représente un défi pour les autorités publiques. La banlieue maraîchère, qui valorisait les gadoues des villes comme engrais, se morcelle en même temps que se réalisent les projets d’usines de traitement des ordures ménagères (Barles 2005). Ces nouvelles infrastructures impliquent de reconsidérer le rôle du chiffonnier, sujet emblématique du ramassage des ordures parisiennes au XIXe siècle. Comment ces travailleurs ont-ils réagi et se sont adaptés ou non à ces transformations ? Comment la perception des autorités municipales a-t-elle évolué par rapport à leur travail de chiffonnier ?
Enfermement et réglementation : limites et contradictions (1900-1920)
À la fin du XIXe siècle, le chiffonnage est une activité non salariée. Selon les sources consultées par Alain Faure, entre 7 000 et 20 000 chiffonniers vivaient de la valeur de ce qu’ils trouvaient dans l’espace urbain parisien : les placiers, qui collectent les ordures des maisons avec la permission des concierges ; les coureurs, qui fouillaient dans les poubelles déjà sorties parce qu’ils n’étaient pas titulaires d’une place, et les gadouilleurs, qui ramassaient les gadoues déposées sur les quais d’embarquement des nouvelles usines de broyage (Faure 1977, p. 80-82). Hommes, femmes et enfants, les chiffonniers sont des sujets iconiques du paysage parisien dans de nombreux récits littéraires et artistiques représentant la capitale (Compagnon 2017).
Néanmoins, vers 1900, leur présence dans les rues fait face à une menace. Les tentatives de réforme du système d’enlèvement défendues par certains conseillers municipaux en 1899 sont désapprouvées, non seulement par les chiffonniers, mais aussi par les marchands intermédiaires et négociants en gros. Dans un manifeste commun, ils soutiennent que la centralisation de la gestion et du traitement des ordures par la municipalité (par broyage ou incinération) conduirait à « un nouveau monopole » qui condamnerait « à la famine tous ces innombrables travailleurs » du monde des chiffonniers [1].
Toutefois, ces demandes n’empêchent pas la création d’infrastructures d’incinération avant la Grande Guerre. Malgré une campagne de protestation en 1906 et 1907 de quelques syndicats agricoles de la banlieue, la préfecture de la Seine et la municipalité parisienne construisent aux portes de Paris quatre usines à Ivry, Romainville, Issy-les-Moulineaux et Saint-Ouen, alors que prolifèrent des entrepôts de gadoues autour de la capitale (Guillerme, Lefort et Jigaudon 2004, p. 230-231). En principe, les chiffonniers gadouilleurs ont accès aux usines pour qu’ils puissent valoriser les restes non incinérés. Cependant, quelques contremaîtres des entreprises concessionnaires se plaignent et demandent leur expulsion. Dans plusieurs rapports, ils les accusent d’être à l’origine de conflits avec les ouvriers : « malgré l’interdiction qui leur est faite de rester dans l’usine en dehors des heures du travail […] ils sautent par-dessus la porte ou passent par les voies du chemin de fer, ils encombrent la cour et laissent des marchandises dans les fosses [2] ». À défaut d’interdire leur activité parce qu’« il existe une majorité de chiffonniers sérieux, tranquilles et qui ne demandent qu’à travailler en paix [3] », les autorités parisiennes cherchent à la réguler en imposant de nouvelles « cartes d’entrée » supervisées par la préfecture de police.
Les tentatives du conseil municipal de Paris de mettre en place des règles plus strictes du chiffonnage répondant aux inquiétudes et aux intérêts des sociétés concessionnaires des usines de traitement des déchets ne sont pas propres à la capitale. Les autorités de quelques villes moyennes françaises partagent ce sentiment, comme l’atteste l’enquête du ministère de l’Intérieur de 1916. À Dijon, la manipulation par les chiffonniers de détritus sur la voie publique constitue pour le directeur du Service du traitement des ordures ménagères de la ville un « foyer d’infection » et un problème de circulation urbaine matinale à régler : « c’est en effet l’heure où les enfants se rendent à l’école, celle où les employés et employées des maisons de commerce et des administrations se rendent aux magasins ou au bureau [4] ». Dans des villes de province comme Nantes, leur présence est encore tolérée, même s’il leur est interdit de répandre les ordures sur la voie publique. D’autres municipalités, comme Brest, défendent même leur profession : le cahier des charges de l’adjudication de l’entreprise d’enlèvement des boues et fumiers de la municipalité précise que « l’entrepreneur n’aura aucun recours à exercer contre la Ville pour l’enlèvement, par les chiffonniers, de certaines matières qui, de temps immémorial, ont été laissées à leur disposition [5] ».
À Paris, les « chiffonniers-tombereautiers [6] » jouent toujours un rôle essentiel dans la collecte des déchets à la fin de la Première Guerre Mondiale, ils traitent environ 150 000 tonnes de matières diverses (Barles 2005, p. 213), mais la propagation en 1920 d’une épidémie de peste dans la ville conduit à une certaine dégradation de la figure du chiffonnier, devenu de plus en plus indésirable. Bien que la maladie soit issue des rats transportés par le commerce fluvial, ce métier est identifié comme l’un de ses vecteurs (Audoin-Rouzeau 2003, p. 141-143). La constitution d’une commission d’enquête spéciale est l’expression des préoccupations institutionnelles et hygiénistes de l’époque. Selon ses auteurs, le « pénible labeur solitaire, aléatoire et ambulant du biffin doit être substitué par un travail coordonné, réglé et concentré, auquel les chiffonniers auront tout à gagner [7] ». Une transition entre le chiffonnage familial et l’industrialisation et rationalisation administrative était-elle possible ?
Chiffonnier en temps de rupture métabolique : débordement et exotisation (1920-1939)
Au cours des années 1920, un double processus socio-économique limite l’exercice du chiffonnage à Paris. D’une part, les auto-tombereaux mécanisés, gérés par les conducteurs et balayeurs employés par la Direction générale des travaux de Paris de la préfecture, prennent de l’importance dans la collecte des déchets (figure 1). En outre, les poubelles fermées deviennent la norme municipale, tandis que la valeur économique des matériaux, tels que le papier, le chiffon ou le verre baisse (Barles 2005, p. 213-214). D’autre part, la réutilisation des ordures ménagères a évolué. La fabrication d’engrais agricole est progressivement marginalisée en faveur de la production d’électricité par incinération. Cela devient l’objectif le plus rentable pour la nouvelle société de l’enlèvement des déchets urbains parisien (Traitement industriel des résidus urbains, TIRU). Selon ses sources, le nombre de tonnes incinérées est doublé entre 1922 et 1927. Elles passent de 31,9 % du total des résidus collectés à 57,8 % [8]. Les matériaux qui ne sont pas brûlés sont acheminés vers les nouvelles décharges mises en place dans d’anciennes carrières de la banlieue (Villejuif, Sucy-Bonneuil) et aussi plus loin par voie ferrée (Saint-Escobille, Orry-la-Ville, Liancourt-Saint-Pierre).
Louis-Narcisse Girard, Le Nettoiement de Paris, Paris, Eyrolle, 1923, p. 35.
Source : gallica.bnf.fr – Bibliothèque nationale de France.
La rupture métabolique parisienne s’intensifie en étendant son influence territoriale dans les régions voisines. La ville consomme ainsi de plus en plus de ressources en renvoyant dans l’arrière-pays toutes les fonctions et les infrastructures urbaines incommodes, polluantes ou invasives (usines polluantes, chemins de fer, cimetières, champs d’épandage) qu’elle ne veut plus sur son territoire sans se soucier de l’impact social et environnemental qui en découle (Bellanger et Pineau 2010, p. 49-51).
Ce changement métabolique a des conséquences directes sur le chiffonnage, qui devient une activité marginale pendant la période de l’entre-deux-guerres. Un seul rapport quantifie les produits du chiffonnage et de la récupération de vieux métaux en 1926 et 1927 estimés à environ 2 % du total des déchets collectés [9]. Cependant, les activités informelles du métier sont impossibles à chiffrer.
À cet égard, on observe un certain foisonnement de représentations littéraires et médiatiques des chiffonniers en circulation. Au début des années 1920, Émile Massard, journaliste et conseiller municipal nationaliste d’un quartier parisien bourgeois, idéalise leurs conditions sanitaires et de travail ; il les montre comme des sujets extraordinaires : « Est-ce à cette sobriété que le chiffonnage doit son immunité ? […] malgré l’absence absolue de toute propreté, le chiffonnier n’accuse pas une mortalité supérieure à la moyenne [10] ». Mais au même moment, Louis Ferdinand Céline, dans Voyage au bout de la nuit, convoque des représentations péjoratives des chiffonniers : selon le protagoniste, un docteur parisien de la banlieue résidentielle du Raincy, les chiffonniers sont identifiés à la Zone, un territoire criminalisé entre Paris et la banlieue : « ce sont des barbares à la manque, ces biffins pleins de litrons et de fatigue [11] ». Le film Au pays des chiffonniers les présente en 1928 comme des sujets mystérieux, bien qu’ils vivent à côté de la capitale [12]. Les marginalisations culturelles et géographiques s’alimentent mutuellement, même si « l’exode » des chiffonniers vers la périphérie de la ville est déjà mentionné en 1904 par l’ingénieur des ponts et chaussées du Service technique de la voie publique comme le résultat de l’augmentation des prix du loyer et la prolifération des dépôts d’ordures ménagères en banlieue [13].
Ce n’est qu’en 1946 que le chiffonnage dans les boîtes à ordures sera définitivement interdit à Paris par la préfecture de police, bien qu’elle ait causé des manifestations de chiffonniers devant la bourse du travail [14] et des chroniques de journalistes qui défendent leur métier : « Les vrais chiffonniers sont propres. Pour opérer leur tri, ils étendent un petit tapis par terre. Quand ils s’en vont, le trottoir est immaculé. On ne saurait en dire autant des boueux qui balancent les poubelles en force dans leur camion [15]. » Curieusement, la réutilisation d’une partie des déchets ménagers connaîtra une seconde vie en Île-de-France, avec le maintien de l’épandage agricole des eaux d’égout vers les champs de Gennevilliers et Achères jusqu’aux années 1960 (Dufour 2024).
Pendant le premier tiers du XXe siècle, pour les autorités municipales parisiennes, l’activité des chiffonniers est un point sensible qui doit être régulé et limité. Ils sont considérés comme un élément pittoresque provenant de la périphérie de la ville à surveiller et parfois à intégrer dans les services de nettoyage municipaux. L’industrialisation des systèmes de collecte s’est déroulée en même temps que la marginalisation du métier pour des raisons financières, matérielles, techniques et politiques. Les soupçons des autorités publiques concernant l’hygiène de ces métiers s’ajoutent à une coexistence difficile avec le rayonnement de la ville et les procédures modernes d’enlèvement et de traitement des ordures ménagères. D’abord, leur activité était interprétée comme un obstacle à l’activité des entrepreneurs et travailleurs dans les usines ; ensuite, la transformation du métabolisme urbain du Grand Paris, notamment en matière de déchets, diminuait leurs sources de revenus.
Bibliographie
- Audoin-Rouzeau, F. 2003. Les Chemins de la peste. Le rat, la puce et l’homme, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Barles, S. 2005. L’Invention des déchets urbains. France : 1790-1970, Seyssel : Champ Vallon.
- Bellanger, E. et Pineau, E. 2010. Assainir l’agglomération parisienne : histoire d’une politique publique interdépartementale de l’assainissement (XIXe-XXe siècles), Paris : SIAAP.
- Compagnon, A. 2017. Les Chiffonniers de Paris, Paris : Gallimard.
- Dufour, E. 2024. La fin du recyclage ? Rupture métabolique et politiques biogéochimiques en région parisienne au XXe siècle, thèse de doctorat, Paris : Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
- Faure, A. 1977. « Classe malpropre, classe dangereuse ? Quelques remarques à propos des chiffonniers parisiens au 19e siècle et de leurs cités », Recherches, nº 29, p. 79-102.
- Guillerme, A. Lefort, A.-C. et Jigaudon, G. 2004. Dangereux, insalubres et incommodes. Paysages industriels en banlieue parisienne XIXe-XXe siècles, Seyssel : Champ Vallon.