500 000 ? 300 000 ? 100 000 ? Quel est le besoin de logements neufs en France chaque année ? Entre 2021 et 2025, pas moins de dix exercices de chiffrages ont tenté de répondre à cette question. Publiés par des auteurs différents, ces exercices proposent des résultats très divergents. Un écart de 407 000 logements à construire par an existe entre l’estimation la plus basse (111 000 [1]) et la plus haute (518 000 [2]). Ces écarts, bien qu’inédits par leur ampleur, renvoient à une longue histoire d’estimations des besoins en logements en France. Celle-ci débute avec l’instauration de cet indicateur par l’État dans les années 1950. Elle se poursuit par une série de nouveaux chiffrages, contre-chiffrages, et de vifs débats méthodologiques portés par des acteurs qui dépassent le périmètre de l’État (Coulondre et Juillard 2024). Comment comprendre un tel tumulte autour de ce qui semblerait être une formalité statistique ?
Toute quantification implique de « convenir » avant de mesurer (Desrosières 2008). Ainsi, la formule d’estimation des besoins en logements ne va pas de soi et la « convention » retenue pour faire ce calcul influence les résultats obtenus. Dès lors, l’indicateur des besoins fait l’objet de critiques et donne lieu à des chiffrages alternatifs.
À travers une analyse approfondie [3] de l’ensemble des références publiées en France sur le sujet depuis soixante-dix ans (encadré ci-dessous), cet article décrit deux grandes controverses : celle sur les « besoins préexistants », et une autre récente sur la question « écologique ».
Ce travail s’appuie sur un recensement systématique des publications françaises depuis 1950. À travers les archives du ministère du Logement, les moteurs de recherche spécialisés (Persée, Google Scholar, etc.) et une série de dix entretiens avec des auteurs de différentes périodes, quatre-vingt-six références ont pu être identifiées (pour un détail voir : Coulondre et Juillard 2024). Vingt-huit références sont des exercices nationaux de chiffrage à proprement parler ; cinquante-huit références renvoient à une discussion de ces chiffrages. Ce corpus de 1 800 pages environ est une littérature « grise » produite par des experts, dans laquelle les universitaires n’apparaissent que ponctuellement lorsqu’ils sont sollicités par des fédérations professionnelles, associations, etc.
La méthode institutionnelle d’estimation des besoins
Pour estimer les besoins en logements, il existe une méthode que l’on pourrait qualifier d’« institutionnelle », dans la mesure où elle a été mise en place par le ministère en charge du Logement et reproduite ensuite par ses organes statistiques. Appelée estimation des « besoins globaux en logements » entre 1950 et 1990, elle a ensuite été rebaptisée « estimation de la demande potentielle de logements neufs ».
En se projetant à un horizon de cinq, dix, vingt ou trente ans, cette méthode vise à anticiper les décalages quantitatifs qui pourraient advenir entre, d’une part, le nombre de ménages et, d’autre part, le nombre de résidences principales. Si ces deux projections laissent apparaître un décalage positif en faveur du nombre de ménages, un « besoin » en production neuve est identifié.
Pour ce faire, le calcul emprunte quatre étapes. D’abord, il s’agit d’établir une projection du nombre de ménages. Cette projection est réalisée à partir du modèle Omphale de l’Insee qui estime d’une part la taille de la population (en fonction des soldes naturel, migratoire, etc.), d’autre part la taille moyenne des ménages. Ainsi, même si la population n’évolue pas, l’évolution des modes de vie (décohabitation, divortialité, etc.) peut alimenter le besoin en faisant varier la taille et donc le nombre de ménages. On parle ici de composante « démographique » du calcul.
Les autres étapes du calcul renvoient au parc de logements. Il s’agit dans un deuxième temps d’anticiper la perte de logements liée aux transformations physiques sur l’existant. Si le solde anticipé entre les créations (conversion de locaux professionnels en logements, etc.) et les disparitions (démolitions, fusions, etc.) est négatif, un besoin en logement neuf apparaît pour compenser la perte. C’est la composante du calcul dite du « renouvellement ». La troisième étape consiste à estimer le nombre de logements qui deviendront vacants. En faisant l’hypothèse que la vacance traduit une obsolescence du bâti, ce supplément de vacance sera assimilé à une réduction du parc, ce qui viendra augmenter le besoin en construction neuve. La dernière étape est l’estimation du nombre de logements qui perdront l’usage de résidences principales pour devenir des résidences secondaires ou occasionnelles (définition intégrant les logements utilisés pour des locations de courte durée). Ce mouvement prélève des logements au stock de résidences principales et vient, là encore, augmenter les besoins.
Au terme de ces quatre étapes, le résultat de l’exercice de chiffrage est exprimé en nombre de logements. Le besoin en logements représente le nombre de logements neufs qu’il faudrait produire pour ne pas dégrader l’équilibre « population – parc ».
Ces estimations sont réalisées pour la période de projection retenue (5, 10, 20, 30 ans) puis rapportées à l’année, et elles débouchent à chaque fois sur plusieurs scénarios (bas, central, haut).
Une telle méthode trouve ses racines dans les travaux d’après-guerre du démographe de l’Ined Louis Henry (1950), dont la démarche a cadré les estimations ultérieures, du Commissariat général du plan entre 1950 et 1970, puis de l’Insee entre 1970 et 2000 (Seligmann 1973 ; Louvot 1989 ; Bessy 1997) et du Sdes ensuite (service statistique du ministère du Logement) (Jacquot 2002, 2012).
La controverse sur les besoins préexistants
Cette convention calculatoire officiellement retenue pour estimer les besoins fait l’objet d’un débat dont l’ampleur s’est accrue au cours du temps. Depuis le milieu des années 1990, une série de critiques a notamment été adressée à l’un des présupposés implicites de la méthode, celui d’une situation de départ supposée équilibrée. En effet, il apparaît discutable pour certains auteurs de ne parler de besoins qu’à propos d’un déséquilibre à venir sans considérer qu’un certain nombre de personnes sont d’ores et déjà privées d’un logement (Bosvieux et Coloos 1994 ; Coloos 2023).
Un ensemble de publications récentes prolongent ces critiques et proposent d’ajouter une cinquième étape de calcul liée à ce besoin « préexistant », sans pour autant remettre complètement en cause la méthode institutionnelle ni arrêter une convention méthodologique alternative précise. Certains se concentrent sur le « non-logement » en intégrant le nombre d’unités résidentielles qu’il faudrait produire pour loger les personnes privées de logements (Depraz et N’daw 2023), avec toute la difficulté de disposer d’informations statistiques fiables sur le sujet. D’autres ajoutent encore un étage supplémentaire lié au « mal-logement » (HTC 2023), bien qu’il soit particulièrement complexe d’identifier les ménages dont la situation résidentielle peut être améliorée à travers une politique de construction plutôt que de rénovation. Certains travaux appréhendent le besoin préexistant à travers la notion de « rattrapage », ou de « retard accumulé », c’est-à-dire de décalage quantitatif entre la production effective de logements et le niveau estimé des besoins sur les périodes passées (Bedo et Rochet 2023 ; Laye 2023). Comme le résume l’un des auteurs : « l’intégration de la notion de privation de logement dans les calculs des besoins semble une évidence morale, elle reste cependant sujette à un débat méthodologique » (Depraz et N’daw 2023).
Dans la mesure où ils ajoutent un volet supplémentaire à la méthode institutionnelle, ces travaux ont en commun de déboucher sur des estimations bien plus élevées. Alors que la dernière publication du Sdes disponible au moment de la publication de ces travaux alternatifs estimait dans son scénario central le besoin à 340 000 unités annuelles jusqu’en 2030 (Jacquot 2012 ; CGDD 2012), les travaux de ce type évoquent pour les mêmes échéances des besoins situés entre 390 000 et 425 000 (Depraz et N’daw 2023), 450 000 (Bedo et Rochet 2023), ou encore 518 000 logements par an (HTC 2023).
Il est intéressant de noter que toutes ces estimations ont été commandées par des fédérations professionnelles du secteur de l’habitat et de la construction de logements. L’étude de Samuel Depraz a été financée par l’Union nationale des aménageurs (Unam), celle de Bedo et Rochet par la Fédération des promoteurs immobiliers (FPI) et celle de HTC par l’Union sociale pour l’habitat (USH), autant d’organismes professionnels politiquement mobilisés pour que l’État soutienne la production de nouveaux logements.
La controverse écologique
À l’opposé, une autre controverse que l’on pourrait qualifier d’« écologique » se développe depuis quelques années, questionnant la convention institutionnelle de calcul des besoins en ciblant cette fois sa complaisance implicite vis-à-vis des tendances statistiques observées.
De fait, les statisticiens du ministère établissent des projections quantitatives à partir d’évolutions observées dans le passé. Or, dans les faits, une grande partie du besoin est moins liée à l’augmentation de la population qu’à la diminution tendancielle du nombre de personnes par logement. De même, il est moins lié à la réduction du parc de logements qu’à la transformation tendancielle de résidences principales en résidences secondaires, occasionnelles ou en logements vacants (Gaspard 2023). Dès lors, les auteurs à l’origine de cette controverse écologique questionnent la manière dont les pouvoirs publics accompagnent ces évolutions en favorisant la production neuve alors que la construction représente de 65 à 85 % de l’empreinte carbone d’un bâtiment dans son cycle de vie (Ademe 2022).
Sans remettre en cause complètement la méthode institutionnelle, ni même celle intégrant une estimation des besoins préexistants, un ensemble de publications entend démontrer que les mêmes étapes de calcul peuvent aboutir à un chiffrage des besoins bien plus bas et davantage compatible avec les Accords de Paris sur le climat, dès lors qu’il est possible de compter sur une intervention des pouvoirs publics au service d’une politique de sobriété immobilière.
Dans son estimation récente des besoins, l’Ademe (agence publique de la transition écologique) table ainsi sur une politique de réinvestissement des logements vacants et de transformation des résidences secondaires en résidences principales, rompant ainsi avec un des présupposés de la méthode institutionnelle selon lequel la production neuve doit accompagner ces deux phénomènes (Ademe 2022). Par ailleurs, l’estimation intègre une politique de résorption du non-logement mais en lissant cette résorption sur des périodes plus longues, puisque l’horizon du chiffrage n’est pas l’année 2030, mais 2050. Cette projection de long terme, caractéristique des chiffrages écologiques, permet par ailleurs d’intégrer une baisse de la population prévue par l’Insee en fin de période. Tous ces éléments combinés font que le besoin estimé par l’Ademe s’élève à 348 000 logements par an dans le scénario le plus haut, et à 111 000 logements dans le plus bas.
D’autres chiffrages ont été récemment réalisés par des acteurs de la transition écologique, aboutissant systématiquement à des estimations plus basses que celles qui émanaient à cette date du Sdes et bien plus basses que celles financées par les acteurs de l’habitat et de la construction. Par exemple, un chiffrage de l’association Shift Project (Blanchet et al. 2021) prévoit un besoin à 300 000 logements par an jusqu’en 2050. Celui de l’association Négawatt (2022) l’établit à 200 000 logements neufs par an jusqu’en 2030, puis à 100 000 logements jusqu’en 2050.
Les auteurs de ces différents chiffrages, nouveaux entrants dans le champ de la politique du logement, ont d’ailleurs formé un collectif pour comparer et affiner leurs méthodes respectives (Babut et al. 2022). Ainsi, malgré la diversité de leurs formes organisationnelles (agence d’État, associations, etc.), ces acteurs partagent une certaine représentation de la ville fondée sur la sobriété qui les conduit à questionner, au regard de l’agenda politique actuel, les conventions de calcul sur les besoins en logements forgées dans un tout autre contexte historique, celui des années 1950.
Le besoin comme construction politique en tension
En somme, lorsqu’il existe plusieurs manières de réaliser un calcul, les choix méthodologiques ont toutes les chances d’incorporer les représentations sociales des acteurs du chiffrage. Dans le champ des experts sur les besoins en logements, comme dans d’autres (Bourdieu et Christin 1990), les positions objectives déterminent les prises de position méthodologiques. Or, le champ de l’expertise sur les besoins en France connaît actuellement un double mouvement de diversification avec un plus grand nombre d’acteurs, et de polarisation avec des controverses grandissantes et des estimations de plus en plus divergentes. Deux pôles s’opposent. Un premier, plutôt productiviste et incarné par des fédérations professionnelles du secteur de l’habitat, appuie par les chiffres l’idée qu’un déficit de logements existe et qu’il doit être comblé par un effort inédit de construction neuve. Un autre pôle, incarné par les acteurs de la transition écologique, renvoie à la notion de sobriété et soutient par les chiffres l’idée qu’il existe une abondance de mètres carrés qui pourraient être mieux exploités.
Au centre, le ministère du Logement a très récemment publié une nouvelle estimation nationale (Boutchenik et Rateau 2025). Prenant acte de la controverse, celle-ci ne propose plus un chiffre unique et agrégé du besoin mais un chiffre pour chaque composante du calcul, avec un nombre élargi de composantes. Les quatre composantes de la méthode institutionnelle forment le cœur de l’exercice. Mais sont ajoutées aussi des composantes renvoyant à la controverse écologique (récupération de la vacance), ainsi que des composantes renvoyant à la controverse sur les besoins préexistants (non-logement et mal-logement). Sur le modèle de la plateforme numérique Otelo récemment proposée aux acteurs locaux de l’urbanisme (Dupré et Bercegol 2024), une liberté de choix est laissée au lecteur qui est chargé désormais non seulement de choisir un scénario parmi trois (bas, central, haut) mais aussi les composantes pertinentes à considérer dans le calcul de chaque scénario.
De quoi alimenter pour plusieurs années encore la polarisation du champ. D’autant que toutes ces approches restent très largement centrées sur une définition quantitative qui, instaurée par l’Ined dans l’immédiat après-guerre, intègre assez peu la façon dont les besoins pourraient se décliner dans des typologies de logements et des niveaux de prix, deux enjeux pourtant centraux dans le débat public. Loin d’être une simple question technique, la quantification des besoins en logements est une construction politique en tension.
Bibliographie
- Ademe. 2022. « Quelles visions stratégiques pour la filière construction neuve» dans une France neutre en carbone en 2050 ? », Transition(s) 2050, Feuilleton « Filières » Construction neuve.
- Babut, R., Gaspard, A., Parc, J. et Rieser, T. 2022. « Logement : les points communs des scénarios Ademe, NégaWatt, Shift Project et Pouget Consultants/Carbone4 ».
- Bedo, A. et Rochet, J.-B. 2023. « Étude sur le besoin de logements neufs en France ».
- Bessy, P. 1997. « La demande potentielle de logements neufs à moyen terme », Insee Première, n° 518, p. 1977.
- Blanchet, T., Ikuno, T., Lu, X., Rybaltchenko, S. et Zaidan, G. 2021. « Besoins en logements neufs ».
- Bosvieux, J. et Coloos, B. 1994. « Besoins et qualité du logement », PUCA.
- Bourdieu, P. et Christin, R. 1990. « La construction du marché. Le champ administratif et la production de la “politique du logement” », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 81-82, p. 65‑85.
- Boutchenik, B. et Rateau, G. 2025. « Besoins en logements à horizon 2030, 2040 et 2050 ».
- CGDD. 2012. « La demande potentielle de logements à l’horizon 2030 : une estimation par la croissance attendue du nombre des ménages », Le Point Sur, n° 135, p. 4.
- Coloos, B. 2023. « Logement : demande potentielle et besoins immédiats. Les implications méthodologiques et les nécessaires compléments ».
- Coulondre, A. et Juillard, C. 2024. « 70 ans de chiffrages des besoins en logements : trajectoire d’un indicateur controversé de la politique du logement en France », Rapport pour l’USH et le PUCA.
- Depraz, S. et N’daw, I. 2023. « Analyse des besoins en logements en France à l’horizon 2030. Méthode et résultats », Paris.
- Desrosières, A. 2008. Pour une sociologie historique de la quantification. Tome 1 : L’argument statistique, Paris : Presses de l’École des mines.
- Dupré, O. et Bercegol, L. 2024. « Faciliter l’évaluation des besoins en logement par les acteurs locaux : la démarche Otelo », Politique du logement [en ligne].
- Gaspard, A. 2023. « Quelle méthodologie pour le calcul des logements neufs dans les scénarios Transition(s) 2050 de l’Ademe ? », Politique du logement [en ligne].
- Henry, L. 1950. « Perspectives relatives aux besoins de logements », Population, vol. 5, n° 3, p. 493‑512.
- HTC. 2023. « Quels besoins en logements sociaux à l’horizon 2040 ? »
- Jacquot, A. 2012. « Projection du nombre de ménages et calcul de la demande potentielle de logements : méthode et résultats », CGEDD-SOeS.
- Jacquot, A. 2002. « La demande potentielle de logements. L’impact du vieillissement de la population », Insee Première, n° 875.
- Larue, M. 2025. « Les besoins en logements. Mise en perspective internationale d’un indicateur controversé de la politique du logement en France ».
- Laye, S. 2023. « Construire “plusˮ et “mieuxˮ de logements en France : c’est possible », Institut Thomas More.
- Louvot, C. 1989. « La croissance des ménages soutiendra la construction neuve jusqu’au milieu des années 90 », Économie et Statistique, n° 225.
- Négawatt. 2022. « Scénario négaWatt 2022. 4 : le scénario en détail ».
- Seligmann, N. 1973. « Les besoins régionaux en logements au cours du VIe Plan », Économie et Statistique, vol. 44, n° 44, p. 21‑33.