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Débats

La République contre elle-même : que raconte l’étouffement des sections de commune quant au fonctionnement de l’État ?

Les « sections de commune » constituent une forme particulière et ancestrale de propriété collective d’une surprenante actualité. Mais elles font face aux assauts du législateur qui œuvre pour leur disparition.

La suppression des sections de commune, une des catégories de propriétés collectives ancestrales, s’effectue à bas bruit dans les campagnes françaises. En quelques années, des pans entiers de l’identité et de l’histoire rurales ont été rayés de la carte dans une indifférence quasi générale. Néanmoins, ici et là, des habitants entrent en lutte, aidés par des associations déterminées [1], ce qui n’arrête pas un mouvement toujours à l’œuvre dans les départements qui contiennent le plus de sections de commune [2]. Malgré une érosion continue (plusieurs disparaissent chaque semaine), il en subsiste des dizaines de milliers en France [3]. Ce processus illustre la contradiction entre le discours étatique de promotion de la démocratie locale et de soutien à la ruralité et la réalité d’un démantèlement presque méthodique des structures vernaculaires d’autogestion des campagnes. Ce faisant, s’accroît la défiance de la population envers la puissance publique, et réciproquement. Alors que l’enjeu social, écologique, climatique prend chaque jour plus d’ampleur, comment expliquer que des élus qui s’affichent comme d’ardents défenseurs de la ruralité ne regardent pas avec bienveillance la culture foncière collective et le phénomène autochtone qui l’anime ? Cette question en rejoint de nombreuses autres concernant les difficultés qu’a la puissance publique à accueillir l’action des communs fonciers et communautés liées. Pour appréhender ce sujet, une journée d’étude et de débats aura lieu le 17 octobre 2025 au Palais du Luxembourg à Paris [4].

L’inutilité des communaux ? Une contre-vérité historique, un contre-sens social

Depuis le Moyen Âge, et durant des siècles, les sociétés européennes ont reposé en grande partie sur les « communaux » : des terres partagées (forêts, landes, marais…) destinées à satisfaire les besoins essentiels des habitants. Ces systèmes fonciers permettaient et permettent encore l’usage partagé des ressources, leur autogestion prudente par les communautés villageoises selon des règles propres. Ils ont contribué à façonner les paysages, le patrimoine et des formes de cohésion villageoise. Le droit actuel y fait encore allusion, mais de manière restrictive et appauvrie, sans reconnaître leur fonction sociale ni leurs particularités régionales. L’émergence d’un État moderne valorisant la propriété individuelle et une législation uniforme a peu à peu marginalisé ces formes collectives d’usage des terres et des ressources. L’évolution des modes de vie – moins agricoles – a accentué ce déclin (Vivier 1998). Concernant les sections de commune, la loi n° 2013-428 du 27 mai 2013 les a classées comme personnes morales de droit public (imposant un carcan que les communautés d’ayants droit n’ont jamais souhaité ni demandé) et, sous couvert de modernisation, a restreint la possibilité pour elles de disposer d’un organe de gestion autonome (comme les commissions syndicales, aujourd’hui rares). Elle a renforcé le pouvoir des conseils municipaux pour les administrer, y compris pour vendre ou transférer ces biens. Le pouvoir de fixer le destin de ce patrimoine des habitants a donc basculé des populations aux conseils municipaux. Leur disparition est aussi souhaitée par certains élus locaux qui, arguant pourtant de la défense de la ruralité, supportent mal la survivance de systèmes qu’ils voudraient mettre au pas au nom d’une certaine idée de la République centralisée et monolithique (en 2025, des sénateurs ont déposé une proposition de loi sous un titre trompeur mettant en avant l’amélioration de la gestion des sections, alors qu’il est bien question dans l’exposé des motifs de les dissoudre et d’accélérer le transfert aux communes [5]).

Mais il y a un os : l’administration butte sur la résistance de ces communs fonciers. Ceux-ci, loin d’avoir disparu, survivent sous des formes diverses en maints endroits de l’Hexagone (et ailleurs en Europe). Certes, leur dynamisme varie au gré des lieux et des situations. Mais en période de crise sociale et écologique, les populations fragilisées leur reconnaissent à nouveau un rôle protecteur et utile (Joye 2021). Défendre les communs n’équivaut pas à protéger les privilèges de quelques-uns, comme certaines voix le prétendent parfois. Il s’agit de préserver des ressources essentielles : eau, biodiversité, terres agricoles, savoir-faire anciens, patrimoine culturel immatériel, lieux de rencontre. Les enquêtes menées par la chaire Valcom [6] montrent aussi, à rebours du discours fataliste sur l’individualisme en société, que les populations ont envie de s’impliquer, d’agir et travailler en commun, d’assumer des responsabilités et de transmettre à leur tour cet héritage. Dans le système des sections de commune, les membres ont des droits mais également des devoirs et une éthique de la responsabilité. Ils prennent soin de leur environnement et interviennent sur tout un ensemble de dimensions que l’administration a du mal à appréhender au quotidien et aussi finement.

Pourquoi s’entêter à supprimer cet héritage ?

Nos recherches révèlent plusieurs motifs. Il y a ceux que des rapports officiels évoquent sans détour : le besoin de simplification et de rationalisation administratives. Ils discréditent ces dispositifs avec condescendance, arguant qu’ils seraient anciens, folkloriques et incompatibles avec le développement des territoires, d’où la tentation de faire table rase du passé [7]. Cette opinion se trouve dans le rapport officiel de l’Inspection générale de l’administration de 2003 percevant de manière édifiante les sections comme un « régime juridique suranné » et « un frein souvent incompatible avec un aménagement rationnel du territoire rural [8] ». Le groupe de travail qui a produit le rapport n’était composé que de représentants d’administrations (étatiques comme locales), d’associations d’élus locaux et d’institutions spécialisées (comme la Fédération nationale des communes forestières) et de quelques juristes. Jamais les ayants droit aux sections, les associations qui les représentent, ni les élus de leurs commissions syndicales n’ont été conviés, pas plus que dans les travaux préparatoires de ce qui deviendra la loi n° 2013-428 du 27 mai 2013. L’avenir des communaux ne se discute donc que dans l’entre-soi des pouvoirs publics, certains étant notoirement hostiles aux sections. Sans respecter l’espace de tous les points de vue, ces réflexions révèlent une analyse biaisée, destinée à avaliser un préjugé idéologique négatif de départ. On y lit surtout des complaintes, jamais les actions d’intérêt collectif menées par les populations, ni leurs témoignages. Les sections seraient un poids pour l’administration, l’obligeant à prendre en compte un acteur supplémentaire et épars, la population. Vingt ans après, ce motif est encore entendu.

Sur le terrain, nous percevons les tensions qui existent par endroits et la concurrence de vision quant à la manière d’assurer la gestion durable des biens. Citons le Programme régional de la forêt et du bois (PRFB) de la région Auvergne-Rhône-Alpes (2019-2029), élaboré sous la responsabilité d’une grande partie des acteurs de la filière, sous la double présidence de l’État et de la région. Il affiche un objectif de prise en compte de la multifonctionnalité des forêts, mais prône l’intégration des forêts sectionales dans le domaine communal (c’est-à-dire leur suppression). Il mentionne qu’elles « représentent une lourdeur importante en termes de gestion du fait du nombre important d’interlocuteurs au regard des surfaces concernées [9] ». De son côté, l’Office national des forêts (ONF), malgré la bonne volonté de ses agents locaux, peine à concilier les différents objectifs forestiers que le législateur a fixés. Il fait primer l’exploitation économique sur la pérennité des usages des communautés villageoises. La gêne des agents se ressent en matière de droit d’affouage [10], où l’ONF adopte souvent une position ambigüe, celle du « oui mais… ». Il reconnaît les usages ancestraux au profit des populations (code forestier, ancrage local), mais ne se précipite pas pour les mettre en œuvre. Il s’abrite derrière les prétendus risques que l’exercice de ce droit engendrerait pour la filière bois, pour la sécurité, pour la gestion durable [11]. De son côté, la Charte de la forêt communale de 2016 (ONF – Fédération nationale des communes forestières) n’inclut pas les sections comme potentiels acteurs, laissant penser que les communes agissent en propriétaires des biens de section, ce qui n’est pas le cas.

Les déséquilibres coupables de la loi du 27 mai 2013

La loi du 27 mai 2013 modernisant le régime des sections de commune participe en réalité de leur affaiblissement. Son titre en trompe-l’œil masque mal ses velléités d’atrophie des sections puisque le choix a été fait par le législateur de restreindre le pouvoir d’agir des ayants droit et de décider de l’avenir de leur patrimoine collectif. Le texte était destiné, en théorie, à offrir « un ensemble équilibré de dispositions tendant à clarifier ce régime juridique dans ses différentes dimensions, en prenant en compte un double impératif : d’une part, faciliter l’activité des sections de commune dont l’existence favorise la dynamisation de la gestion de certains biens, en rationalisant les règles applicables ; d’autre part, permettre plus aisément le transfert des biens des sections de commune aux communes dans les hypothèses où les sections ne reflètent plus aucune réalité [12] ». Or, le texte promulgué n’a pas atteint cet équilibre.

En effet, le premier impératif visé a été rendu inopérant dès lors que la loi a dévitalisé les organes représentatifs de gestion des sections (les commissions syndicales) en augmentant drastiquement les conditions de revenu cadastral requis pour faire la demande au préfet de convoquer les électeurs [13]. Cela prive de facto les sections d’un outil de gestion, et les pouvoirs publics d’interlocuteurs, ce qu’ils déplorent par ailleurs... Le législateur a opté pour le renforcement de l’administration des sections par les conseils municipaux et le maire agissant au nom et pour le compte de la section. Mais c’est pour le meilleur et pour le pire en pratique, car ils disposent de la possibilité d’enclencher de multiples procédures conduisant à la suppression des communs fonciers (transferts, ventes). Certaines permettent un démantèlement des sections par des procédures expéditives qu’on ne trouve dans aucun autre domaine de l’action publique. Ces procédures s’apparentent à des expropriations déguisées, à l’indemnisation purement théorique (les ayants droit n’hésitant pas à parler de spoliation [14]), pour des projets souvent désespérants, quand il y en a : les biens restent parfois dans le giron de la propriété publique [15], mais sont aussi vendus au secteur privé, par exemple afin de réaliser des parkings, des lotissements ou pour l’agrément de propriétaires privés souhaitant agrandir leur espace...

Quant au deuxième impératif qu’était censé poursuivre le législateur, c’est une carence d’encadrement juridique qui conduit à laisser le champ libre à l’administration pour décider si les sections ne « reflètent plus aucune réalité ». De quelle réalité parle-t-on : celle de l’apparence, celle de la vision de la puissance publique ou celle des populations ? Or, le texte est rédigé de telle sorte que le conseil municipal, avec le préfet en bout de ligne procédurale, en décident. Aucun critère de discernement n’est imposé pour faciliter une objectivation de la prise de décision (attachement, économie, services aux populations, lien social) et aucune phase préalable d’information n’est prévue afin de placer les ayants droit devant leurs responsabilités s’ils sont accusés de ne pas être assez actifs ou réels. Cette réalité ne se mesure pas qu’aux revenus de la section. Entretenir les chemins, la forêt, surveiller les sources, se réunir autour du four banal sont autant d’apports directs ou indirects en matière écologique, économique, culturel ou social aux villages. Analyser et répertorier les éléments de cette réalité – ne serait-ce que dans les documents d’urbanisme – permettrait de la comprendre dans toutes ses dimensions [16]. La loi ne propose pas non plus de relance des communs, les plus endormis aujourd’hui n’étant pas morts juridiquement ; la reprise en main par les populations reste possible (néoruraux, populations locales mieux informées). Ainsi, les projets de suppression ne se décident pas à partir d’une pesée des intérêts entre le pour et le contre, ni d’une enquête publique. Aucune procédure ne présente de garantie sérieuse d’information préalable permettant des débats éclairés et un consentement libre, en connaissance de cause, afin que chacun ait bien compris les enjeux de la possible disparition de systèmes fonciers ancestraux. Cela s’opère en sachant que les personnes sont souvent âgées et isolées. Dans bien des cas, les ayants droit n’ont pas conscience de leur liberté de choix ni des conséquences de la décision qu’on leur demande de prendre.

Dans certains départements du Massif central, ce que nous proposons d’appeler un sectionicide s’est intensifié depuis la loi de 2013. Aucune collectivité ne s’en glorifie ni ne tient de décompte précis. Pour le savoir, il faut lire le recueil des actes administratifs de la préfecture, les données statistiques étant parfois rassemblées par des associations défendant les sections ou des entités à l’inverse plutôt réservées, comme certaines associations départementales des communes forestières. En Haute-Loire, 359 arrêtés préfectoraux ont été pris de 2011 à 2024 tous motifs confondus (ventes et transferts, ces derniers étant majoritaires) pour amputer des sections de leurs parcelles (réduire leur superficie) ou supprimer carrément des sections (suppression totale de 214 sections soit 15,3 par an en moyenne). De fortes variations existent d’une année sur l’autre, probablement en fonction du volontarisme des équipes municipales ou des préfets en place [17]. Dans le Puy-de-Dôme, la loi de 2013 a dopé les transferts de biens de section au profit des communes avec plusieurs dizaines par an tandis qu’ils étaient très peu nombreux avant [18]. Des préfets ont publiquement appelé les maires à communaliser les biens de section. En Saône-et-Loire, le préfet accompagne sa lettre aux maires du département de la procédure de communalisation à suivre, et des contacts des agents de la direction départementale des territoires, de l’association des communes forestières ou de l’ONF à solliciter à l’appui de la besogne. Le but affiché est une fois de plus de « faciliter la gestion forestière et administrative ». On y sert surtout un argumentaire spécieux. Supprimez puisque « dans le département la plupart des forêts sectionales sont intégralement gérées par les communes, la section ayant disparu [19] ». Ce qui est faux : par définition, si l’État veut supprimer les sections, c’est qu’elles existent. Surtout, rappelons que pour les conseils municipaux, c’est une obligation légale d’assurer la gestion des sections, qu’elles soient inactives ou dynamiques, et que tout est mis en œuvre pour empêcher la constitution des commissions syndicales pouvant permettre aux populations de les gérer... En Haute-Loire, le préfet voit dans la suppression un intérêt pour mieux prévenir les risques d’incendie, le département étant désormais classé à haut risque [20]. La préoccupation de l’État est ici de limiter le nombre d’interlocuteurs, regrouper la propriété pour pouvoir agir avec rationalité en sachant que ses moyens se réduisent. C’est d’autant plus regrettable quand on sait combien les populations des sections entendent jouer un rôle majeur d’appui à la puissance publique en étant en permanence sur le terrain pour observer ou entretenir les forêts. En réponse aux envies et possibilités d’agir en renfort de l’État, celui-ci privilégie une mise à distance des populations.

Conséquences : un appauvrissement du tissu social et des outils d’action territoriale

Sans que les agents des administrations en soient toujours conscients, le discrédit porté aux sections est perçu comme une forme de mépris par les citoyens engagés dans la préservation de leur cadre de vie et de leurs traditions d’organisation collective du territoire, armés de leur expérience du temps long, de la conscience de soi et de leurs aptitudes professionnelles. En réalité, sauf le gain financier, il est bien difficile aux communes ayant supprimé les communs de justifier ce que cela a produit de positif. Quels services l’administration a-t-elle apportés aux populations pour prendre le relais ? Le sentiment d’appartenance au territoire en a-t-il été renforcé ? Par quoi les communes ont-elles remplacé les liens sociaux brisés par la fin des droits d’usage collectifs ? À vrai dire, selon nos observations, par rien du tout, ou si peu…

Cette ruralité négligée de la métropole française porte des récits et des droits culturels exprimant une volonté réelle de contribuer au bien commun, à travers des formes locales et enracinées de gestion des ressources. En poursuivant l’élimination de structures locales ancestrales fondées sur la propriété collective ou les usages partagés, en ne cessant de privilégier la propriété individuelle, l’État ne fait qu’aggraver le sentiment d’abandon des populations rurales. Le sujet clive au sein des associations d’élus. Pour certains, le sujet reste urticant : c’est un difficile lâcher prise car il s’agit toujours d’affirmer que « la raison c’est nous ! C’est nous les élus qui savons. Et c’est notre rôle de représenter les citoyens [21] ! ». D’autres, à l’inverse, s’ouvrent résolument aux démarches citoyennes implicatives et souhaitent leur donner un espace d’expression [22]. Ils font le pari d’une articulation vertueuse des différentes sphères d’action d’intérêt collectif, afin qu’elles s’épaulent au lieu de se neutraliser dans une querelle sans fin, frustrant toutes les parties. Autrement dit, ce sujet suggère une réforme profonde des méthodes du service public.

Bibliographie

  • Bourjol, M. 1989. Les Biens communaux. Voyage au centre de la propriété collective, Paris : LGDJ.
  • Joye, J.-F. (dir.). 2021. Les Communaux au XXIe siècle. Une propriété collective entre histoire et modernité, Presses de l’USMB.
  • Scott, J. C. 2021. L’Œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, Paris : La Découverte.
  • Vivier, N. 1998. Propriété collective et identité communale. Les biens communaux en France, 1750-1914, Paris : Publications de la Sorbonne.

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To cite this article:

& , « La République contre elle-même : que raconte l’étouffement des sections de commune quant au fonctionnement de l’État ? », Metropolitics, 9 October 2025. URL : https://metropolitics.org/La-Republique-contre-elle-meme-que-raconte-l-etouffement-des-sections-de.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2209

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