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Enquêter sur les chemins du RSA dans les milieux ruraux

La numérisation, censée parer aux inégalités d’accès aux allocations sociales, peut-elle au contraire les renforcer ? Clara Deville a mené une enquête sociologique sur les effets de cet instrument d’action publique en milieu rural.

Recensé : Clara Deville, L’État social à distance. Dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, « Action publique », 2023, 330 p.

Depuis une vingtaine d’années, le débat public français sur l’aide sociale est à la fois marqué par la question budgétaire et par celle des ayants droit ne menant pas les démarches pour accéder aux allocations (Warin 2006 ; Fragonard 2012 [1]). Plus récemment, les politiques publiques ont fait de la numérisation le modèle de modernisation des procédures administratives. Clara Deville, dont la thèse de sociologie est à l’origine de l’ouvrage [2], s’est interrogée sur le phénomène qui a conduit à faire du numérique la solution générale au problème du recours aux allocations. Deville étudie les effets des réformes de dématérialisation dans les parcours d’accès aux prestations sociales, en particulier au Revenu de solidarité active (RSA) [3], versé depuis 2008 aux personnes démunies afin de leur garantir des ressources stables en contrepartie de la recherche d’un emploi. L’ordinateur pourrait-il aider certaines populations précaires – que les agents de guichet ne parviennent pas à atteindre – à mener ces démarches administratives ? Deville répond en étudiant l’effet de ces réformes, non sur le taux de recours, mais sur deux plans distincts : l’organisation de l’administration publique (ce qui met en œuvre le droit) et les vies des requérants (ce que cela change au parcours de vie, y compris de personnes qui au final n’y accèdent pas). L’enjeu est d’analyser les « inégalités avec le droit et non pas de la pauvreté par le droit » (p. 44) : comment un instrument d’action publique, la dématérialisation, présenté comme une solution aux inégalités d’accès au RSA, peut-il les renforcer ?

Saisir l’accès au RSA : d’une sociologie des rapports à l’État à l’étude des « chemins du droit »

Clara Deville s’inscrit dans l’ensemble des travaux sur la sociologie des relations de guichet et des rapports ordinaires à l’État (Spire 2016). Par exemple, dans son étude sur « La domestication de l’impôt par les classes dominantes » (2011), Alexis Spire souligne la manière dont les stratégies d’instrumentalisation de la réglementation fiscale par les classes supérieures s’inscrivent dans la continuité d’une culture de proximité aux institutions de l’État et de recours réguliers au droit. Deville propose d’observer le versant populaire de ces stratégies, qui se caractérise moins par l’instrumentalisation maîtrisée de cette culture administrative et juridique que par la distance à l’État. La notion centrale de son approche, les « chemins du droit », repose sur la métaphore spatiale du parcours pour souligner que le problème de l’accès au RSA peut se poser en amont des démarches, dans la vie d’un ayant droit : habiter loin des préfectures, avoir quitté l’école tôt, fréquenter un milieu peu informé de l’existence des prestations, etc. (p. 33). La notion n’est pas sans rappeler celle de « parcours de soin » de Maguelone Vignes (2017), qui désigne la façon dont des malades mettent en œuvre différentes stratégies pour faire face à la diversité des établissements médicaux (médecins libéraux, centres de santé, hôpitaux, etc.) et à leur disparité au sein d’un même espace urbain.

La force du livre repose sur le choix d’une enquête monographique, réalisée de 2014 à 2017 au sein du pays du Libournais, à la fois un pays administratif [4] et un territoire rural principalement viticole situé au nord-est de Bordeaux. Le livre est organisé en quatre parties. Les deux premières montrent que les réformes de dématérialisation se préoccupent moins du problème de l’accès que « du fonctionnement et de l’image des institutions en charge de la production de ce droit » (p. 61). Les deux suivantes traitent des parcours d’accès au RSA d’ayants droit, soulignant comment leurs situations résidentielles et leurs localisations affectent leurs capacités à se saisir des démarches administratives [5]. Deville propose en annexe des « cartes mentales » (p. 52, voir figure 1), c’est-à-dire des cartes du Libournais permettant de visualiser la capacité de déplacement des enquêtés à la fois objective (voiture, vélo) et subjective (sentiment de distance vis-à-vis des grandes villes). La sociologue navigue donc entre plusieurs niveaux : construction du territoire par les institutions administratives (comme les Caisses d’allocations familiales), analyse des parcours individuels d’accès au RSA et observation des échanges entre guichetiers et enquêtés issus de différents milieux sociaux. Cette navigation d’une échelle d’analyse (Sawicki 2000) à l’autre s’accompagne de changements d’outils méthodologiques qui font la richesse ethnographique de l’ouvrage : croquis des habitations, travail d’archive, cartes mentales, entretiens semi-directifs, observation participante, accompagnement dans les démarches administratives, etc. La chercheuse déplace ainsi le regard vers des lieux peu étudiés de la production du droit, décrivant par exemple l’entraide entre membres d’une chorale pour réaliser leurs démarches.

Figure 1. Cartes mentales

Deux exemples de cartes mentales fournies par Clara Deville, celle de gauche montrant une forte mobilité, celle de droite une faible mobilité.
Source : Clara Deville, L’État social à distance. Dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2023, p. 325 et 326.

La numérisation, une politique modifiant les rapports entre institutions plutôt qu’une solution au non-recours

Les réformes adoptées entre 2008 et 2016 [6] visent moins les « difficultés rencontrées par les personnes demandant le RSA » que le « fonctionnement et l’image des institutions en charge de la production de ce droit » (p. 61). Celui-ci reste un droit « quérable » : c’est-à-dire un droit qui exige une démarche de l’administré, faisant toujours peser sur lui un soupçon de fraude. La solution numérique, « coup de force symbolique » (p. 71), assourdit les contradictions d’un droit quérable tout en standardisant les pratiques et procédures administratives. Le « sale boulot » (p. 99) de l’accès au droit est délégué à des agent·es de bienvenue qui ont la charge d’accompagner les usager·ères dans les espaces libre-service, situés devant les guichets où des ordinateurs sont mis à disposition afin de réaliser soi-même les démarches. En d’autres termes, selon l’auteure, le « fardeau administratif » est autant que possible reporté sur les usager·ères.

La dématérialisation redéfinit aussi les rapports entre institutions. Le Département est investi du rôle de « chef de file » de l’insertion, quand les Caisses d’allocation familiale (CAF) et les Mutualités sociales agricoles (MSA) en sont les organismes instructeurs (p. 121). La mise en scène « de “l’inclusion numérique” peut être lue comme une rétribution symbolique », une manière non économique (promotion hiérarchique, reconnaissance par l’institution, valorisation de l’activité) d’intéresser les fonctionnaires des guichets de la CAF et de la MSA à la réforme (p. 141). Cependant, faute de moyens, le « réseau associatif local est identifié comme le seul en mesure de prendre en charge la lutte contre le non-recours » (p. 134). À l’image de la chorale dont les membres s’entraident dans les démarches administratives, l’injonction à la responsabilité, à « faire par soi-même », est intériorisée par l’entourage des bénéficiaires dont certains vont jusqu’à insister sur l’importance d’« apprendre aux gens à surmonter seuls les épreuves de la vie » (p. 157).

Montrer la dimension socio-spatiale de la capacité à mener à bien les démarches administratives

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Deville restitue son enquête auprès des recourant·es. D’après la chercheuse, la manière de mener les démarches en vue d’obtenir le RSA diffère selon la position de l’enquêté·e dans le territoire (à la fois des questions de distance géographique et de réseaux de connaissances). La sociologue construit une opposition entre situations « d’emprise » et de « déprise » rurales expliquant la mise à distance ou l’appropriation du RSA : alors que son appropriation passe par une opposition à la figure du « mauvais pauvre » (p. 168), sa mise à distance repose sur l’idée d’un capital d’autochtonie « trop fort », mis en péril par le stigmate que représente le RSA face aux « volets transparents » (Coquard 2016) de villages où « tout se sait ». Ce rapport territorialisé à l’assistance se double d’une compétence spatiale (p. 236) différenciée face à la nécessité de « monter à la ville » (p. 219) pour obtenir le RSA : pour certain·es, l’incapacité à se déplacer est autant liée à l’absence de connaissance qu’à une distance vécue à l’urbain ; chez d’autres, Libourne est une « petite » ville, connue et fréquentée, du moins c’est ainsi que certains enquêté·es de Deville la perçoivent. On voit ici l’intérêt de considérer l’écart entre le découpage territorial que prennent en charge les administrations et la capacité concrète des individus à se déplacer au sein d’« espaces vécus » (p. 208) pour comprendre comment les réformes contribuent indirectement à « écrémer » le nombre de recourant·es : en rendant géographiquement, socialement et symboliquement le guichet inaccessible à ceux-ci (Lipsky 1980).

À la fin de cette seconde partie, Clara Deville montre comment les « chemins du droit » des recourant·es sont articulés au « pouvoir bureaucratique » (p. 248) par leurs interactions avec la CAF et la MSA. La sociologue décrit la compréhension préalable par les enquêté·es des attentes des agences en termes de comportements et de présentations de soi. Deville met aussi en avant l’importance d’une capacité à prendre en charge par soi-même le « fardeau administratif », c’est-à-dire la production de l’ensemble des documents requis pour obtenir l’aide sociale, délégué par la CAF et la MSA. L’ensemble de ces éléments viennent faciliter ou compliquer, pour les ayants droit, les interactions directes au guichet avec les agent·es au cours de la demande du RSA (p. 242). Ces « chemins » du droit au RSA sont ainsi semés de nombreuses épreuves pouvant causer de fortes angoisses administratives pour les recourant·es, en raison de la « violence symbolique qu’exercent sur elles ces traces du pouvoir bureaucratique » (p. 287) ; violence renforcée par les politiques de dématérialisation.

Dans l’enquête, une inégalité de traitement ethnographique persiste cependant entre les enquêté·es « agents », donnant accès au RSA, et les enquêté·es « recourant·es ». Les premier·ères semblent souvent mobilisé·es par des entretiens « purement informatifs » (Laurens 2007, p. 112). Il aurait été possible d’évoquer la position sociale et les représentations spatiales des agent·es et cadres administratifs pour comprendre comment celles-ci influencent l’accueil ; ou encore la territorialisation des agences. La définition des classes populaires par la « petitesse du statut professionnel ou social » (Schwartz 2011), reprise par Deville, ne semble pas représenter certain·es enquêté·es. L’ouvrage paraît centré sur les personnes éligibles au RSA (de la petite bourgeoisie déclassée aux migrant·es économiques), ce qui se retrouve dans l’hétérogénéité sociale des enquêté·es, regroupé·es sous le concept de « déprise rurale », certain·es disposant d’un fort capital culturel. Le succès des conditions d’accès au guichet pourrait aussi s’expliquer par l’homologie sociale (sentiment de proximité induit par la similarité de positions de classe entre individus) avec les guichetier·ères (p. 262). Dans ce cadre, la proposition de Didier Fassin (1996) de définir la pauvreté en termes d’exclusion ouvre d’autres interprétations des formes de racisme ordinaire rencontrées dans l’enquête. Par exemple, on peut souligner la position intersectionnelle d’une enquêtée migrante portugaise qui ne maîtrise pas les démarches administratives et essuie également le refus d’aide des agents de la CAF qui voient en elle une « fraudeuse ». L’« accumulation d’expériences heureuses face au pouvoir bureaucratique » (p. 248) apparaît peut-être davantage comme une opération de différenciation de la part des guichetier·ères.

Pour finir, Deville note le paradoxe permanent de continuer à faire du RSA un droit quérable, qu’il faut réclamer au prix de démarches complexes et coûteuses, alors même que l’objectif des réformes prétend réduire la charge administrative. Selon nous, cet ouvrage contribue à nourrir l’intérêt croissant pour une proposition comme le Revenu de base : l’idée d’un minima social lié à un droit d’existence universel et inaliénable, qui ne fait pas appel à l’idée de mérite ni même à la présence d’un appareil administratif complexe investi d’une mission de moralisation des classes populaires.

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To cite this article:

& , « Enquêter sur les chemins du RSA dans les milieux ruraux », Metropolitics, 31 March 2025. URL : https://metropolitics.org/Enqueter-sur-les-chemins-du-RSA-dans-les-milieux-ruraux.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2151

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