Les expérimentations territoriales liées au mouvement slow ont émergé en Italie dans les années 1990, autour de questions alimentaires. Un réseau international s’est ensuite constitué, en institutionnalisant le concept de lenteur territoriale autour d’un label, Cittaslow [1]. Celui-ci est décerné par l’association Cittaslow International [2] à une collectivité territoriale de plein exercice, le plus souvent une commune. Pour être reconnues comme slow cities, les communes doivent être des villages ou des petites villes de moins de 50 000 habitants et répondre à un cahier des charges listant soixante-douze indicateurs censés incarner la lenteur appliquée à un territoire. Ces indicateurs comprennent par exemple la qualité de l’air, le kilométrage de pistes cyclables, la présence de lieux de distribution de produits locaux ou la qualité des espaces publics. Regroupant plus de 296 villes dans une trentaine de pays, le réseau Cittaslow suscite aujourd’hui l’intérêt de la géographie et des sciences du territoire, qui y voient un objet intéressant d’alternative au régime métropolitain (Bernat et Małgorzata 2022 ; Broadway 2015).
S’il n’est pas obligatoire de remplir tous les critères énoncés, les communes doivent démontrer leur volonté et proposer un programme d’action pour atteindre un « mieux-être » territorialisé. Le mouvement Cittaslow n’est donc pas seulement une labellisation figée, mais aussi un processus dynamique qui encourage une forme de décélération territoriale [3]. Opposée à l’accélération des temps sociaux pensée et critiquée notamment par Paul Virilio, celle-ci peut être perçue comme une manière de prendre le temps dans le rapport aux autres et aux territoires. En ce sens, les expérimentations locales engagées pour obtenir la labellisation peuvent être considérées comme des processus généraux d’aménagement local (Presenza et al. 2015). En sortant de l’aménagement sectoriel et en cherchant à traduire par des actions et des indicateurs sociaux les différentes acceptions du slow, ces expérimentations s’apparentent à des projets de territoire, qui se présentent comme alternatifs vis-à-vis du paradigme métropolitain dominant de croissance territoriale et d’accélération des temps urbains.
Cette dimension est particulièrement intéressante à analyser en Turquie, où le régime métropolitain s’impose aujourd’hui à toutes les strates de la hiérarchie urbaine. Si la concentration de la population dans les grandes métropoles du pays est un fait déjà ancien [4], la forte croissance urbaine des deux dernières décennies a produit une vingtaine d’agglomérations millionnaires, comme Bursa, Gaziantep, Diyarbakır ou Kayseri. Ces métropoles intermédiaires, parfois dénommées « Tigres anatoliens », concentrent aujourd’hui plus du quart de la population du pays et produisent une grande partie de la croissance économique (Keyman et Koyuncu 2010). Ainsi les petites villes et les espaces ruraux se retrouvent-ils souvent relégués à la fonction de marges productives. De plus, la notion de « projet de territoire » n’existe pas en tant que telle en Turquie. L’urbanisme ne s’y conçoit pas comme une approche compréhensive d’un espace physique et social à transformer, mais comme des modalités techniques de gestion des infrastructures et des réseaux. L’aménagement urbain s’inscrit dans un paradigme développementaliste autoritaire (Erdi 2016 ; Burak Tansel 2019), où l’État central impose de grands projets sans concertation, avec pour objectif de maximiser la croissance économique par une forme de développement productiviste et technologique (Benhaïm 2023). Dans ce contexte, le succès des Cittaslow dans le pays apparaît paradoxal. Il s’agira ici d’interroger le sens de l’utilisation du label et de voir s’il constitue une alternative à la métropolisation grandissante [5].
Le réseau Cittaslow en Turquie
Le label Cittaslow a rencontré un succès relatif en Turquie à partir de la fin des années 2000 [6]. Le réseau turc, constitué en branche autonome du réseau international, comporte à ce jour vingt-trois membres. La première ville à avoir obtenu le label est Seferihisar (figure 1), une commune littorale de la municipalité métropolitaine d’Izmir, en 2009. Elle s’est ensuite imposée comme ville pilote et comme coordinatrice du réseau Cittaslow Türkiye. Dans la décennie qui a suivi, vingt-quatre petites villes turques ont obtenu le label [7]. De profils variés, elles se répartissent sur tout le territoire national. En 2021, la municipalité métropolitaine d’Izmir s’est proposée comme espace pilote pour l’ensemble du réseau international pour tester un nouveau label Cittaslow metropolis, applicable aux espaces urbains métropolitains.

Source : Municipalité de Seferihisar.
Ces villes labellisées Cittaslow sont le plus souvent de petites municipalités classées comme urbaines dans les statistiques officielles mais qui jouent un rôle d’encadrement rural prononcé. Elles sont plutôt isolées des grandes dynamiques territoriales, comme Eğirdir dans la province d’Isparta, Uzundere dans la province d’Erzurum ou Göynük dans celle de Bolu. On constate également la présence de petites villes qui ont été intégrées comme arrondissements à des municipalités métropolitaines, à la suite de la loi de 2012, et dont le classement en « zone métropolitaine » est contestable d’un point de vue fonctionnel (Pérouse 2012). On trouve dans ce cas Seferihisar et Foça, membres de la municipalité métropolitaine d’Izmir, ou Finike, rattachée à Antalya. Cas emblématique, Gökçeada se présente comme la première île entièrement labellisée Cittaslow sans distinction morphologique ville/campagne, démontrant ainsi la faible opérationnalité de cette opposition en ce qui concerne les petites villes turques. L’étiquette politique des équipes municipales n’est pas un critère distinctif, puisque la plupart des partis turcs y sont représentés [8]. Mais il est vrai qu’à cette échelle territoriale, l’étiquette politique revêt moins d’importance que les réseaux de sociabilités traditionnelles, qu’elles soient familiales, économiques, religieuses ou affinitaires.
Les multiples dimensions du local, à défaut du territoire
La démarche de labellisation Cittaslow permet d’interroger le sens du local et l’opportunité des « projets de territoire » dans le contexte turc. La transposition des cadres d’analyse européens reste difficile, car l’unité territoriale est rarement pensée comme un support de mise en œuvre de projet d’aménagement ou de développement (Débarre et Pérouse 2016). L’aménagement, surtout l’aménagement urbain, se fait le plus souvent à l’échelle du projet immobilier ou de la parcelle à urbaniser ou à renouveler. Des schémas sectoriels existent, notamment pour les réseaux (eau potable, assainissement, énergie, voirie, etc.), mais ne sont pas articulés entre eux. Surtout, la dimension sociale de l’aménagement ne revêt jamais de dimension spatiale : l’intervention sociale se fait auprès de populations, jamais sur des types d’espace. En réunissant dans son cahier des charges des critères physiques, morphologiques, fonctionnels et sociaux, la labellisation Cittaslow permet de faire converger des modes d’intervention ou des indicateurs qui ne seraient pas associés par ailleurs. Elle pourrait engendrer ainsi une approche spatialisée de l’aménagement.
Pourtant, cette dimension territoriale reste étrangère au mode de gestion des collectivités turques, même pour les villes labellisées Cittaslow. La mise en place d’une vision compréhensive et spatialisée de l’intervention politique n’est pas le but des municipalités. La promotion d’une forme de « bien vivre », à l’opposé du rythme métropolitain, et la valorisation des ressources locales sont les principales motivations de l’inscription au label. En ce sens, le local émerge plus que le territoire. Chaque municipalité fait de manière méticuleuse un inventaire des ressources locales pouvant être considérées comme spécifiques, et cherche à développer des circuits locaux de mise en valeur et de distribution. Ces ressources sont de plusieurs ordres. Le premier est alimentaire, avec la promotion de productions spécialisées (la pomme à Eğirdir, la chèvre à Gökçeada, etc.) ou la mise en valeur de produits locaux (miel, confitures, plantes, etc.). Le deuxième est artisanal, avec la valorisation de filières présentées comme traditionnelles, autour du cuir ou de la métallerie, mais qui relèvent plus d’une forme de folklorisation, voire de patrimonialisation, d’artisanats élevés au rang d’arts techniques (figure 2).

Publicité pour une crème naturelle produite sur l’île, en vente à la pâtisserie du centre-ville, avec le label Cittaslow.
© B. Montabone, 2021.
Surtout, la plupart de ces villes sont des petites villes à dimension patrimoniale, à la recherche d’une reconnaissance nationale. Le patrimoine en question revêt plusieurs formes. On retrouve les formes classiques de la patrimonialisation nationale, voire nationaliste, qui magnifie les monuments ottomans ou les références aux grands mythes fondateurs des Turcs seldjoukides (Boucly 2017). À Taraklı et Mudurnu, ce sont les konaks [9] ottomans, rappelant le classement au patrimoine mondial de L’Unesco de Safranbolu, qui sont mis en avant. À Kemaliye, les autorités ont décidé de valoriser l’héritage religieux des confréries bektachis de l’islam soufi. Cependant, de plus en plus de ces petites villes mettent en avant un patrimoine naturel : chutes d’eau, lacs de montagne, gorges remarquables, forêts emblématiques sont systématiquement valorisés dans les dossiers déposés pour l’attribution du label, démontrant un élargissement de la notion de patrimoine. La potentialité de pratiquer des sports de plein air comme la randonnée ou le rafting est souvent mentionnée, participant ainsi à la découverte des ressources ludo-touristiques des régions anatoliennes, considérées jusqu’à récemment comme des régions rurales peu connectées à la modernité du pays.
L’affirmation d’une spécificité contre-métropolitaine ?
Même si le rapport aux métropoles et au métropolitain n’est pas explicite dans la charte de valeurs du mouvement, les Cittaslow se posent la plupart du temps en contre-modèle pour retrouver un nouveau rapport aux temps et aux territoires (Mayer et Knox 2006 ; Miele 2008). Le mouvement ne rejette pas la modernité en soi, conscient des potentialités des nouvelles technologies, mais il l’associe à une dégradation des conditions de vie, à une diminution de la diversité des terroirs et des saveurs, et à une perte de richesse de la « nature ». Il se réfère ainsi au mouvement localiste de défense des communautés d’habitants attachées au lieu de vie. Il se pose en opposition à la mondialisation et à l’accélération des rythmes de vie, des rythmes de production et des rythmes de consommation, et en premier lieu en opposition à la production agricole intensive et à la surconsommation. Le modèle territorial idéalisé est celui de la petite ville patrimoniale comme lieu de rencontre des productions locales, alimentaires et artisanales, et des nouveaux consommateurs conscients de leur impact social et environnemental.
En Turquie, la dimension alternative au métropolitain n’est pas au cœur du discours. La traduction de slow par sakin, qui signifie « calme », entraîne une transformation des valeurs attribuées à la lenteur. Les sakin șehir mettent plutôt en avant le calme, la quiétude, mais aussi et surtout ce qui est net et propre dans l’aménagement urbain (figure 3). Ces villes ne s’opposent pas explicitement aux métropoles et le rapport à la grande ville n’est pas objectivé. Par un effet de synecdoque spatiale (Debarbieux 1995), la sakin șehir désigne plutôt des espaces publics réhabilités, des micro-espaces piétonisés, plus qu’un territoire qui se pense et s’aménage différemment. Ces espaces, souvent résiduels par rapport au tissu urbain considéré, incarnent cependant une autre manière de faire l’aménagement urbain. Ils s’opposent à ce qui est perçu comme sale, au bruit ou au non-maîtrisé, un ensemble de caractéristiques souvent attribuées aux nouveaux espaces urbains d’urbanisation récente, ou dans l’imaginaire collectif aux gecekondu [10] (Pérouse 2004).
© B. Montabone, 2023.
Ainsi, le rapport des sakin șehir aux métropoles et au métropolitain reste ambigu. D’un côté, ces petites villes cherchent à exister sur le marché touristique du fait du desserrement métropolitain. Certaines mettent en avant leur cadre de vie rural ou « authentique », pour mieux capter un marché de visiteurs eux-mêmes métropolitains, dans un contexte de montée en puissance du tourisme domestique et de la redécouverte des racines rurales et anatoliennes de la société urbanisée. Dans ce cas, l’adhésion à Cittaslow est vue comme une démarche de labellisation et de différenciation comme une autre, au point que certaines de ces petites villes peuvent cumuler jusqu’à cinq labels de promotion territoriale différents [11].
D’un autre côté, sans s’opposer frontalement aux métropoles, la plupart de ces petites villes mettent en avant un mode de vie et un mode de fonctionnement territorial aux antipodes du régime métropolitain et aux manières actuelles de faire la ville en Turquie. Ici, pas de grands projets immobiliers ni d’infrastructures démesurées, mais au contraire une valorisation du tissu urbain hérité, même s’il n’est pas toujours patrimonialisable. Surtout, on constate une mise en avant des vertus du « local » et du « calme » dans la vie quotidienne. Même si ces petites villes ne proclament pas ouvertement leur opposition au phénomène de métropolisation, comme cela peut être le cas dans d’autres pays européens, elles concourent à l’écriture d’un récit territorial non métropolitain en contrepoint, en mettant en avant des valeurs absentes dans la plupart des autres villes de Turquie.
Bibliographie
- Benhaïm, Y. 2023. « Istanbul, vitrine du technonationalisme électoral de l’AKP », Métropolitiques.
- Bernat, S. et Małgorzata, F. 2022. « Cittàslow as an Alternative Path of Town Development and Revitalisation in Peripheral Areas: The Example of The Lublin Province », Sustainability, vol. 14, n° 21, 14160.
- Boucly, J. 2017. « Patrimoines et musées en Turquie, nouveaux territoires de luttes politiques et identitaires », Revue Autrepart, n° 84, p. 145-160.
- Burak Tansel, C. 2019. « Reproducing Authoritarian Neoliberalism in Turkey: Urban Governance and State Restructuring in the Shadow of Executive Centralization », Globalizations, vol. 16, n° 3, p. 320-335.
- Broadway, M. 2015. « Implementing the Slow Life in Southwest Ireland: A Case Study of Clonakilty and Local Food », Geographical Review, vol. 105, n° 2, p. 216-234.
- Debarbieux, B. 1995. « Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique », L’Espace géographique, vol. 24, n° 2, p. 97-112.
- Débarre, S. et Pérouse, J.-F. 2016. « Dire et faire le territoire en Turquie : entre idéologie unitariste et obsession de la rente », European Journal of Turkish Studies, vol. 23.
- Erdi, G. 2016. « Les politiques urbaines en Turquie : entre conservatisme néolibéral et autoritarisme », Métropolitiques.
- Keyman, F. et Koyuncu, B. 2010. Kentler. Anadolu’nun Dönüsümü, Türkiye’nin Gelecegi (Villes. Transformation de l’Anatolie, avenir de la Turquie), Istanbul : Dogan Kitap.
- Mayer, H. et Knox, P.L. 2006. « Slow Cities: Sustainable Places in a Fast World », Journal of Urban Affairs, vol. 28, p. 321-334.
- Miele M. 2008. « CittàSlow: Producing Slowness against the Fast Life », Space and Polity, vol. 12, n° 1, p. 135-156.
- Pérouse, J.-F. 2012. « La création de 13 nouvelles municipalités métropolitaines en Turquie par la modification de la loi n° 5779 ou le triomphe écrasant de l’urbain dans l’ordre de gestion territoriale », Dipnot.
- Pérouse, J.-F. 2004. « Les tribulations du terme gecekondu (1947-2004) : une lente perte de substance. Pour une clarification terminologique », European Journal of Turkish Studies, n° 1.
- Presenza, A., Abbate, T. et Micera, R. 2015. « The Cittaslow Movement: Opportunities and Challenges for the Governance of Tourism Destinations », Tourism Planning & Development, vol. 12, n° 4, p. 479-488.